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de la fortune. D’ailleurs, le public qui fréquente les théâtres ayant plus que triplé dans ces dernières années, ils n’ont plus besoin de renouveler leur affiche aussi fréquemment que par le passé. Une pièce dont le succès aurait été épuisé naguère au bout de trente représentations atteint facilement aujourd’hui le chiffre de cent et de cent vingt représentations. Ce nouveau public, moins exigeant que l’ancien, parce qu’il est plus mélangé, se montre assez disposé à se contenter du premier spectacle venu. Une seule pièce nouvelle suffit à défrayer toute une saison dramatique. L’an passé, le Théâtre-Français a vécu huit mois sur douze avec l’unique pièce du Duc Job ; cette année, la comédie des Effrontés lui rendra le même service. Les autres théâtres vivent de reprises qui ont tout l’attrait de la nouveauté pour un public encore novice. On exhume des vieux répertoires de vieilles pièces oubliées et qu’on pouvait croire à jamais enterrées, on secoue de leur léthargie les drames qu’on laissait dormir depuis vingt ans, on remet à neuf de vieilles féeries. Si l’art du poète dramatique est en décadence, le métier de réparateur et de vernisseur dramatique est au contraire en pleine prospérité.

Qu’importe après tout que la littérature dramatique soit en décadence, puisque les théâtres s’enrichissent ? Pourquoi les directeurs de théâtres se gêneraient-ils, puisque avec la reprise d’une vieille pièce ils obtiennent de plus grosses recettes qu’ils n’en obtiendraient en montant, à force de labeurs et de dépenses, dix pièces nouvelles ? Les recettes sont un argument sans réplique, auquel ne songent peut-être pas assez ceux qui s’élèvent contre l’état présent du théâtre, et qui entreprennent dans de bonnes intentions, je le crois, mais un peu témérairement, une croisade contre les directeurs actuels de nos principales scènes. Au théâtre, les recettes répondent à toutes les objections et à toutes les accusations possibles ; toutes les libertés dramatiques ne changeraient rien à ce fait brutal. Dans d’autres entreprises littéraires, on peut attendre plus aisément le succès ; au théâtre, il faut un succès immédiat et lucratif. Un succès tardif, fût-il même assuré, serait encore une mauvaise affaire, car il ne serait jamais qu’une compensation insuffisante des dépenses qu’il aurait fallu risquer pour l’attendre. Ainsi les recettes sont excellentes, les directions actuelles prospèrent, il n’y a rien à dire à cela, et les considérations esthétiques les plus élevées sur le passé, le présent et l’avenir de l’art dramatique n’y changeraient rien. Tout est donc pour le mieux dans la plus détestable littérature dramatique qui ait jamais été connue.

On ne remarque pas assez la transformation singulière que subit le théâtre sous la pression de ces influences nouvelles, et cependant elle mériterait d’être notée, ne fût-ce que pour fixer une date et faciliter ainsi la tâche de l’historien futur qui écrira l’histoire des révolutions survenues dans nos mœurs au XIXe siècle. Il s’agit bien aujourd’hui d’art et de littérature dramatique au théâtre ; ce n’est plus que par un reste d’habitude que nous prononçons encore ces grands mots, qui avant peu seront surannés. Ayons l’audace d’expliquer crûment la révolution qui est en train de s’accomplir. Le théâtre, qui a tenu une si grande place dans la vie intellectuelle de la France, devient de jour en jour davantage un lieu de plaisir banal. Il devient ce qu’étaient les thermes et le cirque pour les populations de la Rome