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l’affluence d’Arabes devenant très grande à Djerash et la nouvelle de notre séjour étant ébruitée parmi les tribus voisines, il fallait nous en retourner à Tibériade. C’est avec regret que je quittai ces beaux sites, ces colonnades majestueuses, ce joli torrent tombant en cascades au milieu des lauriers-roses en fleur. Il nous prit fantaisie de dire adieu au temple du soleil et de copier une inscription grecque sur ses propylées. La pierre sur laquelle le sculpteur l’avait gravée était à demi enfouie dans la terre. Un fellah passa avec une pioche sur le dos ; nous l’appelâmes, mais à notre grande stupéfaction il courut cacher sa pioche et vint se jeter aux pieds de notre chef. Nous comprîmes bientôt : celui-ci était armé d’un fusil de chasse, le fellah avait cru que nous en voulions à sa pioche et tremblait à la vue du fusil ; il fallut lui mettre une pièce d’argent dans la main pour le rassurer ; alors il nous suivit et piocha docilement la terre. Cette anecdote peint assez bien la condition des pauvres fellahs, que tout homme armé dépouille à son gré.

Nous quittâmes Djerash, escortés des deux chefs Abd-er-Rhazy et Gablan, avec vingt-cinq cavaliers arabes, qui nous accompagnèrent jusqu’à Mesra, village situé à une heure et demie d’El-Taybeh. Plus loin, leur société ont été pour nous un danger, car Mesra est la limite de la terre de Dieu, où nous pouvions trouver un parti d’Anezé et de Beni-Sacher, ennemis des Adouans, qui nous eût traités comme Adouans nous-mêmes. Ce fut donc à Mesra que nous nous séparâmes de nos amis ; les deux chefs s’en allèrent comblés de présens par les princes. Il leur fut remis, en même temps que la somme stipulée par le contrat comme prix de notre séjour chez eux, un certificat constatant la bonne hospitalité qu’ils nous avaient offerte.

Nous voici donc de nouveau livrés à nous-mêmes et confians avec raison dans notre caravane, forte d’une quarantaine d’hommes et bien armée. Nous marchons à travers la campagne sans suivre de route bien frayée, tantôt dans les broussailles, tantôt sur les restes d’une voie romaine franchissant des ravins remplis de roches. En Orient, les caravanes qui traversent un pays peu sûr font bien de choisir le chemin le plus coupe de ravins et de rochers. le cavalier arabe est seul à craindre ; or c’est en plaine qu’il est le plus redoutable. Il n’aime pas à s’aventurer dans une région montagneuse. Nous arrivâmes sans encombre à El-Taybeh, dont le cheikh, étonné de nous revoir, complimenta les princes sur leur heureux passage dans la terre de Dieu. « Le pays que vous venez de franchir, dit-il, n’est pas sûr, même pour deux cents cavaliers réunis. » Et il parle des nomades avec expérience, car bientôt, grâce à eux, son village sera désert. Chaque peuplade à son passage lève un impôt de 10 à 15,000 piastres Aussi les habitans abandonneront leurs champs et