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postiche de maladroits contrebandiers. Il ne restait plus au pauvre Pharaon qu’un moyen de se défendre : c’étaient les cris, dont il ne se faisait pas faute. Elie et Antonio accourent. Croyez-vous qu’ils rudoient l’Arabe ? Non vraiment ; ils parlementent, et prient doucement celui-ci de vouloir bien laisser sa proie ! Vous admirez sans doute notre modération, car nous étions alors plus de trente contre un ; mais si l’agresseur était un Beni-Hassan, il ne fallait pas, en le maltraitant, attirer sur notre caravane les coups d’une tribu entière, dont tous les hommes, unis par une forte association, sont solidaires et se vengent mutuellement. Le mieux en pareil cas est de laisser agir les drogmans, la négociation étant la seule arme défensive. Que peut une poignée de voyageurs contre un peuple de Bédouins ? Enfin l’Arabe cède… L’aventure en était là, et nous pressions la marche, quand Antonio remarqua qu’il nous suivait et semblait vouloir faire route avec nous. « Où vas-tu ? — Je vais à Suf. — Quelle est ta tribu et quel est ton cheikh ? — Je suis Adouan, et mon cheikh est Abd-er-Rhazy. — Mais sais-tu que, nous aussi, nous nous rendons à Suf, que l’Adouan Habib est mon frère, que j’ai frappé la main et touché la barbe d’Abd-er-Rhazy, lorsqu’il s’est engagé par un contrat à mener ma caravane à Djerash ? Tu as donc attaqué les amis de ta tribu ! » Voici l’Arabe plein de confusion, qui demande pardon et nous prie de ne pas parler de cette aventure à son chef. Nous rîmes beaucoup de notre alerte, qui nous avait fait déguerpir sans déjeuner. L’agresseur obtint son pardon et la promesse qu’il ne serait pas dénoncé. Antonio lui donna même sa pipe à fumer, ce qu’il fit en confiance. En un instant, il devint l’un des nôtres, s’associa avec les muletiers, les domestiques, et même avec Pharaon.

Nous marchions depuis longtemps dans une forêt de chênes verts peu élevés, mais touffus. La forêt était entrecoupée de prairies couvertes de troupeaux. Nous aurions pu nous croire dans quelque partie de l’Allemagne, la Thuringe par exemple, si nous n’avions vu ça et là une tête de chameau surgir entre les branches des chênes, s’allonger au bout d’un long cou, et ravager jusqu’aux plus hauts bourgeons. Les troupeaux détruiront la forêt, et cette terre, qui conserve encore la splendeur des anciens âges, sera bientôt stérile et maudite comme la Judée. Le chemin devint très étroit ; nous entrions dans un défilé au fond duquel mugissait un torrent. Les roches avaient une teinte dorée, due aux rayons du soleil ; au sommet apparaissait la verdure des bois, au pied la blanche écume des eaux. Le ciel bleu foncé resplendissait sur nos têtes. Dans ces contrées, où les eaux sont rares, on ne peut rencontrer un ruisseau sans se trouver bientôt dans un village ou un camp nomade. En effet,