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Au midi, l’on apercevait un grand vide entre les montagnes élevées, abruptes, aux cimes jaunes et nues ; on eût dit l’entrée d’un abîme au-dessus duquel planait une éternelle désolation. C’était la Mer-Morte, le tombeau des villes maudites. Dans cet ensemble, que l’on se figure le globe de feu du soleil couchant Rabaissant à l’horizon, répandant sur le pays les couleurs d’un arc-en-ciel ardent, et l’on pourra ressentir quelques-unes de nos impressions.

Notre attention fut tout à coup attirée par les habitans d’El-Taybeh. D’un amas de maisons informes, qui avaient plutôt l’air de terriers d’animaux que d’habitations humaines, sortit une population chétive et déguenillée, qui parut aussi étonnée de nous voir que le seraient des Parisiens devant une troupe de Hottentots. Le premier sentiment de ces fellahs fut la crainte : ils s’approchèrent avec timidité, comme si nous étions quelque tribu d’envahisseurs nomades venue pour les frapper d’un impôt ; mais quand Antonio eut demandé des poulets et qu’ils virent qu’ils les payait bien, nous fûmes envahis à notre tour par une armée de poulets portés par leurs propriétaires ; lorsqu’un marché était conclu, tous tendaient la main pour recevoir le prix qui n’était dû qu’à un seul, chaque emplette était le signal d’un vacarme affreux. On chassa les marchands lorsque les cages du cuisinier furent pleines jusqu’au sommet. Ces cages, qu’Antonio remplit à chaque occasion, font route sur le dos d’une mule. Le soir, on en ouvre la porte afin que les prisonniers se promènent dans le camp, et chose curieuse, ils ne cherchent point à s’échapper et restent fidèlement auprès de leurs maisons d’osier.

Grâce à une nuée de moustiques, je conserve un assez mauvais souvenir de la nuit passée à El-Taybeh. Cependant nos moustiquaires flottaient prétentieusement au-dessus de nos lits. Il est juste de dire qu’ils étaient avariés par l’emballage quotidien. J’ai acquis, par une rude expérience, une haute idée de l’intelligence de ces insectes, qui savent toujours trouver le défaut de la cuirasse et arriver jusqu’à leur proie.

La consigne était donnée aux moucres d’abattre les tentes au lever du jour. La ponctualité n’est pas la vertu des domestiques et des palefreniers orientaux ; il ne fallait rien moins que l’autorité des chefs de la caravane, toujours à cheval les premiers, pour qu’on ne perdît pas une heure ou deux à charger les bagages. Nous étions heureux encore lorsque la résistance des animaux ne se joignait pas à la négligence des hommes pour retarder le départ. La mule la plus forte et la plus belle, qui portait la cantine, attendait patiemment les oreilles couchées, l’œil en arrière, avec cette physionomie malicieuse des bêtes qui méditent un mauvais coup, que les caisses