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Tous les voyageurs qui ont parcouru la vallée du Jourdain se sont plaints de l’excessive chaleur : elle y est plus redoutable en effet qu’en aucun autre point de l’Orient. Des observations récentes ont expliqué ce phénomène. Située relativement au lac de Tibériade à six cents pieds au-dessous du niveau de la mer et à treize cents relativement à la Mer-Morte, la vallée est un des points les plus bas du globe. Les vents d’est et d’ouest ne l’atteignent pas, et les vents de sud la brûlent. On sait peut-être qu’un Américain, argumentant de cette étrange dépression de l’écorce terrestre, a proposé, pour faire pièce au projet de canal de M. de Lesseps, d’amener dans cette vallée les eaux du golfe Arabique et de la Méditerranée. Il suffirait de rejoindre par une tranchée la baie de Saint-Jean-d’Acre au fleuve, puis le golfe de l’Akabah à la Mer-Morte par le ravin de Pétra, qui lui-même est de beaucoup au-dessous du niveau des mers. L’on obtiendrait ainsi, sans que l’on eût une distance de trente lieues à canaliser, un vaste et profond lac intérieur. La hardiesse d’un tel projet peut séduire les cœurs entreprenans, mais je me hâte de rassurer ceux qui pleureraient la disparition du Jourdain et de tous les lieux illustrés par le Christ. Un tel songe ne sera jamais réalisé, et, conseillée par son intérêt véritable, l’industrie moderne ne portera pas une main sacrilège sur le fleuve de l’Écriture sainte.

Notre guide, qui courait à pied, prit l’est. Nous gravîmes les montagnes par le ravin rapide d’Ouad-el-Arab, et nous respirâmes délicieusement sous des oliviers et des chênes verts dont la brise agitait les feuilles. Près du village d’El-Taybeh, nos tentes furent dressées sur une éminence d’où l’œil embrasse l’un des paysages les plus splendides de l’Orient. Dans le panorama qui nous environnait, les hauteurs s’échelonnaient à perte de vue ; l’une, couverte de bois, était d’une couleur vert foncé sur laquelle se jouaient quelques reflets bleus ; l’autre offrait la verdure des prairies, une troisième la teinte jaune du désert. Je n’avais rien vu de semblable en Europe ni en Égypte ; je me sentais cette fois en pleine Asie. Qui n’est ému devant les grands spectacles de la nature ? L’émotion est plus profonde cependant lorsqu’à la magnificence, du pays se joint la magie des souvenirs. Le Thabor, dont le nom rappelle un acte de la vie du Sauveur et une victoire de la France, dominait les monts de Galilée. Au nord-est se dressait l’Hermon, dont les neiges éternelles donnent naissance au Jourdain ; au sud-est, si l’imagination franchissait les hauteurs qui arrêtaient la vue, elle s’élançait vers les steppes mystérieuses et désertes de la Basse-Asie, qui s’étendent jusque dans les profondeurs du Nedj, où jamais Européen n’a pénétré. C’est dans ces vastes solitudes, aujourd’hui habitées par quelques nomades, que les enfans de Cham se répandirent avant de peupler l’Afrique.