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elles-mêmes ; c’est, dit-on, leur système de chercher à retenir le tsar, quelque étrange que ce soit de la part de la Prusse, qui ne prend sa force que dans les idées de nationalité et de libéralisme ; mais est-ce l’intérêt réel de la Russie dans la situation présente du monde ? La Russie même n’aurait qu’à puiser dans ses propres traditions et dans ses conseils pour trouver l’inspiration d’une politique plus équitable. L’empereur Alexandre II n’a qu’à ouvrir son esprit aux idées qui se lient intimement à la constitution du royaume de Pologne à l’époque où l’empereur Alexandre Ier le fondait et disait aux Polonais : « Vous conserverez votre langue, vous aurez vos lois, votre armée… Votre restauration est définie par des traités solennels. »

Si le monde apparaissait aujourd’hui tel qu’il était il y a trente ans, il serait possible qu’une victoire matérielle eût la triste puissance d’amortir encore une fois le sentiment immortel d’une nation malheureuse, de le décourager du moins, et d’ajourner une question si souvent agitée. Aujourd’hui contre la continuation d’une politique de compression s’élèvent le droit, le sentiment européen, l’intérêt de la Russie dans la combinaison de ses alliances, l’irrémédiable décadence de ces traités de 1815, mis en oubli par les gouvernemens eux-mêmes avant d’être abrogés par les peuples qui reviennent à la vie, et enfin le mouvement de la Pologne tout entière, mouvement que ne pourront qu’accélérer ou entretenir les diètes nouvelles de la Galicie, l’incessant rappel à la patrie des députés de Posen dans le parlement de Berlin, et l’attitude de résistance morale prise par la population de Varsovie. Quoi qu’il en soit, il y a certainement quelque chose d’émouvant et de sérieusement moral dans cette obstination d’un peuple à vivre, à garder en lui-même l’inviolable dépôt de sa foi patriotique. La légende des saints raconte qu’un jour, dans l’ère des martyrs, des chrétiens avaient été amassés au milieu d’un fleuve de glace et abandonnés là seuls, nus, livrés à toutes les violentes intempéries de l’air, n’ayant pas de quoi manger. Seulement du rivage on leur offrait des vêtemens chauds et des mets délicieux à la condition qu’ils abjureraient. Quelques-uns se laissèrent tenter ; ils cédèrent, et en touchant le bord ils périrent. Les autres, qui étaient restés fermes dans l’épreuve, invoquant la suprême miséricorde, furent sauvés miraculeusement ; il leur tomba d’en haut de quoi se préserver et se nourrir, image touchante des peuples qui souffrent, qui ne veulent pas se laisser tenter, et qui poussent au ciel un acte de foi à désarmer toutes les colères de leur mauvaise fortune !


CHARLES DE MAZADE.