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En chacune d’elles vit une idée profonde qui vient de vous, qui est la trame de leurs destinées ; mais parmi les nations il y en a qui sont élues pour défendre sur la terre la cause de la beauté céleste, et pour donner au monde un angélique exemple en portant, pendant de longs jours, leur lourde croix sur la route inondée de sang… jusqu’à ce que, par une lutte sublime, elles aient donné aux hommes une idée plus haute, divine, ô Seigneur ! une charité plus sainte, une plus large fraternité en échange du glaive qu’on a plongé dans leur poitrine. Telle est votre Pologne, ô Jésus-Christ !

« Notre amour de l’humanité a causé notre mort, et le monde a vu le cadavre de la Pologne descendre dans le tombeau ; mais quand viendra le troisième jour, la lumière brillera, et brillera pour tous les siècles. Croyez-vous que celui qui possède l’amour, en mourant, disparaisse à jamais ? Oui, aux yeux de la chair, mais l’âme du monde entier le voit ! Celui qui meurt dans l’amour transmet à l’heure du martyre son âme à ses frères, et il demeure dans le sanctuaire du cœur humain, et chaque jour, à chaque heure, enseveli vivant, il grandit dans la tombe ! »


C’est cette pensée de la puissance du sacrifice, de l’héroïsme passif, qui s’est infiltrée dans la jeunesse, jusque dans les masses, et qui est visible, dans la Pologne d’aujourd’hui. L’inspiration du poète est passée dans le sentiment populaire. Une autre cause étrange, curieuse, a servi d’ailleurs depuis quelques années à répandre, à populariser ces idées en jetant tout à coup dans la société polonaise comme un élément nouveau » Lorsque l’empereur Alexandre II montait au trône, il signalait son avènement par une amnistie qui, tout incomplète qu’elle fût, rouvrait les portes de la patrie à une multitude d’exilés. Les uns venaient de l’Occident, les autres, en plus grand nombre, venaient de la Sibérie. Ceux qui avaient vécu en France ou en Angleterre rentraient dans leur pays naturellement aigris par trente ans de souffrances, accoutumés à l’atmosphère occidentale, nourris de toutes les idées révolutionnaires et à demi étrangers de mœurs et d’esprit. Il n’en était pas de même de cette tribu d’exilés qu’on appelle en Pologne les Sibériens. Ceux-ci revenaient endurcis, retrempés par l’habitude de la souffrance obscure et solitaire, calmes et résignés, mystiques même, mais d’un mysticisme grave et doux qui n’avait rien de farouche et de haineux. Chose remarquable, c’est parmi ces revenans de Sibérie que le pays a trouvé dans ces dernières années les hommes les plus aptes au journalisme, au professorat, à l’administration des établissemens privés et nationaux, tels que la Société agricole. Il y a des écrivains de talent qui ne pouvaient, il est vrai, signer leurs œuvres de leur nom, mais qui n’étaient pas moins connus. L’un a rapporté de la Sibérie une traduction de Faust, c’est un des critiques les plus éminens ; un autre a traduit Shakspeare. Un journal de Varsovie a publié une série d’esquisses du Caucase, de l’Asie, qui étaient l’œuvre