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qui est dispersée et qui revient sans cesse, s’offrant elle-même comme une victime sans défense, refusant les armes laissées à sa portée. Il y a dans cette attitude bien autre chose qu’un mot d’ordre ou un calcul ; nul artisan de conspiration n’eût été assez habile pour le trouver : c’est le signe d’une révolution profonde dans les esprits et dans les âmes, révolution à laquelle n’a point été étrangère l’action d’un poète, de Krasinski, dont les œuvres ont parlé à toutes les imaginations polonaises et sont allées se graver dans les cœurs, pénétrant jusqu’aux masses. C’est ce poète anonyme dont on a vu autrefois ici quelques poèmes, d’un mysticisme ardent et sombre en même temps que d’un sens profond, le Rêve de Cesara, la Nuit de Noël, la Comédie infernale[1]. Sigismond Krasinski est mort aujourd’hui. Il avait lui-même ressenti de poignantes souffrances intérieures comme fils et comme patriote. Il était né en 1812, et avait été tenu au baptême par Napoléon. Son père était le général Vincent Krasinski, qui descendait d’un des chefs de la confédération de Bar, qui remplaçait le prince Poniatowski dans le commandement de l’armée polonaise à la fin de l’empire, et qui depuis jouait un rôle dans les chambres du royaume de Pologne sous la restauration. Malheureusement le général Krasinski irrita le sentiment national par son vote au sénat dans une affaire de conspiration en 1828, et son fils Sigismond reçut de ses camarades d’école, sur la place publique, un outrage sanglant qu’il dévora avec amertume, et qui l’obligea à quitter le pays. Il voyagea, il alla à Rome. Lorsque la révolution du 29 novembre 1830 éclata, il partit aussitôt pour la Pologne ; mais il dut s’arrêter à Berlin. Son père avait été pris à Varsovie par les insurgés ; il s’était sauvé en promettant de se dévouer à la cause nationale ; peu après, il était parti pour Saint-Pétersbourg. Ce fut un désespoir pour Sigismond Krasinski, qui ne put se décider désormais à rester dans son pays, et vécut presque toujours à l’étranger, se livrant uniquement à la poésie, publiant successivement ses poèmes sans avouer jamais en être l’auteur. Par lui, le patriotisme polonais avait trouvé une expression nouvelle.

Lorsque Mickiewicz parlait à la jeunesse de la Pologne révolutionnaire et militante, il lui disait : « Forts par l’union, sages par la démence, en avant, jeunes amis !… » Krasinski dit, dans un chant aussi populaire aujourd’hui que le fut autrefois le refrain de Mickiewicz : « On n’édifie pas avec de la boue, et la plus haute sagesse, c’est la vertu ! » Ce sont les mots d’ordre de deux époques. L’inspiration essentielle et dominante de toute la poésie de Krasinski, c’est l’abjuration de la haine et de la vengeance, c’est qu’on ne lutte pas victorieusement

  1. Voyez la Revue du 1er août et du 1er octobre 1846.