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fait l’objet particulier de ses études. Tout en suivant la tradition, chacun d’eux a naturellement introduit des effets nouveaux ; c’est ainsi que John Kemble fut le premier qui s’avisa de s’agenouiller devant l’ombre du père d’Hamlet. Dans la scène avec Polonius, au moment où celui-ci lui demande : « Que lisez-vous, mylord ? » et où Hamlet répond : « Calomnies, slanders ! » Kemble, pour donner plus de force à ses semblans de délire et pour exprimer l’état violent de son âme, arrachait la page du livre. On n’a pas non plus oublié en Angleterre son air absorbé, son front assombri et courbé par le poids d’une indomptable fatalité, ni l’expression tragique de son sourcil au moment où il cherchait à pénétrer le mystère effrayant de la mort de son père. Dans la scène où Hamlet découvre que le cadavre de la jeune fille qu’on enterre est celui d’Ophélia, il n’avait pourtant pas, dit-on, le pathétique d’Henderson, qui semblait alors ému jusqu’au fond de l’âme. Les autres rôles de la pièce se sont de même successivement incarnés dans quelques artistes fameux. Aucun de ceux qui ont jusqu’ici représenté le spectre n’a égalé Booth, s’il faut en croire les annales de la scène. Sa voix lente, solennelle, sépulcrale, sa marche silencieuse, sa figure de l’autre monde et tout l’ensemble de son jeu frappaient les spectateurs d’un sentiment de vertige et de terreur. Ophélia a passé aussi par différentes transformations ; mais elle reste comme sculptée dans le souvenir de mistress Siddons. Sa grande beauté, la grâce innocente avec laquelle elle recevait les conseils de son frère Laerte, le changement de ses traits, son effroi et la manière dont elle racontait à Polonius l’apparition d’Hamlet pâle et en désordre dans sa chambre, défient, assurent les Anglais, toute comparaison avec les actrices vivantes. Dans la scène du délire toutefois, une autre comédienne célèbre, mistress Montford, qui était contemporaine de Cibber et sur laquelle Gay a écrit sa ballade de Suzanne aux yeux noirs (Black-eyed Susan), paraît avoir atteint le sublime de la vérité. L’amour l’avait privée de sa raison, et elle était enfermée dans une maison de fous quand un jour, dans un de ses momens de lucidité, elle demanda quelle était la pièce qu’on jouait ce soir-là au théâtre. On lui répondit que c’était Hamlet. Elle se souvint d’avoir, toujours affectionné dans ce drame le rôle d’Ophélia. Avec cette finesse qui distingue souvent les aliénés, elle s’échappe vers le soir de la maison de fous, se rend au théâtre, et, cachée dans la coulisse, attend le moment où Ophélia devait paraître dans un état de délire. Elle se glisse alors sur la scène à l’instant où l’actrice qui avait joué la