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l’assistèrent de leur pinceau, MM. Grieve et Telbin. L’architecture, le costume, l’ameublement, le plan des batailles[1], les armes, tout fut approprié aux temps et aux lieux dans lesquels se développait l’action du drame. On doit certainement des éloges de l’ancien directeur du Princess’s Théatre pour le respect qu’il a témoigné envers son art et envers la vérité historique. J’ai assisté moi-même avec un profond intérêt à ces merveilleuses résurrections (revivals) de Macbeth, de Richard III, d’Henri V, d’Henri VIII, du Conte d’hiver, de la Tempête, du Marchand de Venise, du Roi Lear et du Songe d’une Nuit d’été. On n’avait jamais vu et l’on ne reverra sans doute rien de semblable. Cette exactitude sévère, cette fastueuse mise en scène, ces décorations éblouissantes, ont pourtant donné lieu à plus d’une objection : on s’est demandé si M. Charles Kean, voyant que Shakspeare, dans sa rude et noble simplicité, n’allait plus au goût du jour, n’avait pas voulu courtiser le dandysme et attirer à lui un public de curieux au lieu d’un public de connaisseurs. Cette préoccupation constante de la couleur locale ne pouvait-elle nuire sous quelques rapports à l’étude des sentimens humains, à la peinture des caractères, qui doivent tenir la première place dans les préoccupations du poète et de l’acteur ? Trompé par un faux enthousiasme pour la dignité du drame, n’avait-on point attaché des chaînes d’or aux ailes de Shakspeare ? N’avait-on point trop fait de pièces éminemment littéraires un spectacle pour les yeux ? Au point de vue de l’art sérieux, ces questions sont graves, et je ne pense point que M. Charles Kean les ait entièrement résolues en sa faveur. Aujourd’hui Charles Kean se présente à nous sur les planches du Drury-Lane-Theatre sans aucun des accessoires auxquels on a reproché de dissimuler l’insuffisance de l’acteur au Princess’s. Son succès n’en a pas moins été considérable. La moitié de ce succès revient de droit à Mine Charles Kean, qui est une tragédienne hors ligne. Les deux artistes se sont montrés tour à tour dans le drame et dans la comédie. Je ne m’arrêterai point aux rôles qu’ils ont remplis avec plus ou moins de succès dans des œuvres secondaires, j’aime mieux remonter tout de suite au maître du théâtre anglais, à ce vaste fleuve du génie et des passions dramatiques dans lequel tous les grands acteurs et toutes les grandes actrices ont puisé de siècle en siècle leurs personnifications les plus vivantes. La civilisation

  1. Le siège de Harfleur, par exemple, était représenté avec les machines de guerre, les canons, les bannières, les manœuvres d’attaque et de défense, les barricades, l’incendie dans l’intérieur de la tour, l’assaut et la capitulation, le tout d’après les indications d’un document authentique, un ancien manuscrit latin conservé dans la bibliothèque du British Museum, et laissé par un prêtre qui, accompagnant alors l’armée, avait été témoin oculaire des faits.