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religieuse venaient d’ailleurs d’imprimer aux esprits ce vigoureux sentiment de la liberté morale sans lequel rien de grand ne se fonde, pas plus dans les arts que dans l’ordre politique.

Je ne m’arrêterai point aux origines ni à l’histoire du théâtre anglais. Tout le monde sait que les premières salles de spectacle dans la Grande-Bretagne ont été des cours d’auberge. Passant un jour dans Ludgate-Hill, je remarquai une inscription française : la Belle Sauvage. C’était autrefois la devise d’une auberge fameuse qui avait pour enseigne un sauvage debout à côté d’une sonnette. Le sens de cette vieille peinture a beaucoup préoccupé les antiquaires du dernier siècle. S’il faut en croire Addison, l’auberge devait son nom à un ancien roman français qui avait été traduit en Angleterre. L’héroïne de ce roman était une belle femme qui avait vécu dans un désert et que les Anglais appelaient par corruption la bell savage. Ainsi s’expliquerait le rébus peint sur l’enseigne, car bell, en anglais, veut dire cloche ou sonnette. Quoi qu’il en soit, la cour de la Belle Sauvage servit autrefois de théâtre à des représentations dramatiques. Là joua Tarlton, le plus célèbre acteur de son temps. L’auberge n’existe plus : elle est aujourd’hui remplacée par une arcade et une impasse avec deux rangées de maisons ; mais on rencontre encore dans certains quartiers de Londres quelques-unes de ces anciennes inns. La plus curieuse, à ma connaissance, est celle des Quatre-Cygnes (Four-Swans) dans Shoreditch. Par la distribution de la cour, — autrefois le parterre et la scène, — par l’ordre des galeries qui règnent aux deux étages de la maison, par la forme de certaines chambres à croisée ouverte sur le rez-de-chaussée et qui ressemblent à des baignoires, on peut se faire une idée de ce qu’étaient les représentations en plein vent dans ces cours d’auberge, berceaux et prototypes de nos salles de spectacles.

Qui ne sait aussi qu’à ces théâtres fortuits succédèrent d’autres théâtres plus ou moins permanens, d’une forme hexagonale, construits en bois, en partie exposés aux injures du ciel et en partie recouverts d’un toit de chaume ou de roseaux ? Les représentations avaient lieu durant la journée, en pleine lumière ; elles étaient annoncées par un drapeau arboré sur le faîte du rustique édifice, qui ressemblait de loin à une grange ou à une forteresse de sauvages. Ces baraques furent toutes détruites, en moins d’un siècle, par le feu ou par la fureur des puritains, qui voulaient proscrire en Angleterre la liberté des plaisirs. De leurs cendres ou de leurs ruines sortirent plus tard des salles de spectacles régulières et construites en brique, comme celles du Play house dans Portugal-Row et de Gibbon’s Tennis-Court dans Vere-Street. Ces dernières ont aussi disparu depuis longtemps. Un intérêt plus vif s’attache, je crois,