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Je crains que la doctrine que j’ai exposée, et qui, sous la plume de M. Berthelot, revêt la forme la plus arrêtée, ne paraisse à beaucoup d’esprits capable de fournir des argumens nouveaux à une philosophie matérialiste. L’idée de la vie n’est pas très éloignée de l’idée de l’âme, et la philosophie chimique, qui tend à la rejeter comme inutile, peut sembler dangereuse à ceux qui ne séparent pas très nettement la vie de la personnalité, de la sensibilité, de la spontanéité, attributs essentiels de l’être. Lorsqu’on a fait voir que l’animal vivant n’est qu’un vase à réactions, que les forces chimiques et physiques s’y livrent un perpétuel combat en champ clos, lorsqu’on a montré que les phénomènes de la fécondation, ceux de la nutrition, la mort elle-même, ne sont que des fermentations ordinaires, on ne sait bientôt plus où chercher le siège de ces forces plus mystérieuses qui se nomment la volonté, le désir, l’instinct, et, quand on arrive à l’homme, la conscience. Ne serions-nous en effet que des laboratoires, des microcosmes chimiques et physiques, où la matière essaie ses combinaisons les plus délicates, mais aussi les plus transitoires ? L’âme, la volonté, la vie elle-même, ne seraient-elles que des mots sans réalité que nous plaçons derrière les phénomènes dont l’explication rigoureuse nous échappe ? Aux savans qui le prétendent, on pourrait appliquer dans un sens nouveau le mot célèbre : Omnia serviliter pro dominatione. C’est pour assurer la suprématie de la science, pour l’arracher au joug de la philosophie, de l’idéologie, qu’ils consentent à faire de l’homme l’esclave docile, le jouet misérable des forces qui meuvent et transforment le monde inorganique. Ils abaissent une à une toutes les barrières que notre orgueil a placées entre nous et le reste de l’univers ; ils nous montrent l’abîme inorganique en disant : « Vous êtes sortis de là, et vous y rentrerez tout entiers. » Je connais, pour l’avoir observée de près, cette sorte d’ivresse qui entraîne certains esprits. Profondément amoureux du vrai, ils sentent le besoin de briser toutes les idoles qu’ils croient fausses, de passer le fer du raisonnement à travers toutes les doctrines convenues, les croyances hypothétiques, même au risque de voir leurs propres espérances tomber dans le gouffre qu’ils ont ouvert.

Tout mal porte en lui-même son remède. La science peut se laisser entraîner à des doutes, à des négations qui nous épouvantent ; mais elle a également ses propres mystères, que l’œil humain ne peut sonder. Elle se contente aussi de mots toutes les fois qu’il est impossible de pénétrer l’essence même des phénomènes. De quoi parle sans cesse la chimie ? D’affinité : n’est-ce pas là une force hypothétique, une entité aussi peu tangible que la vie ou que l’âme ? La chimie renvoie à la physiologie l’idée de la vie, et refuse de s’en occuper ;