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« Tout, dit-il, avait concouru à faire regarder par la plupart des esprits la barrière entre les deux chimies comme infranchissable. Pour expliquer notre impuissance, on tirait une raison spécieuse de l’intervention de la force vitale, seule apte jusque-là à composer des substances organiques. C’était, disait-on, une force particulière qui résidait dans la nature vivante, et qui triomphait des forces moléculaires propres aux élémens de la matière inorganique. L’on ajoutait : « C’est cette force mystérieuse qui détermine exclusivement les phénomènes chimiques observés dans les êtres vivans ; elle agit en vertu de lois essentiellement distinctes de celles qui règlent les mouvemens de la matière purement mobile et quiescible. Elle imprime à celle-ci des états d’équilibre particuliers, et qu’elle peut seule maintenir, car ils sont incompatibles avec le jeu des affinités minérales. » Telle était l’explication au moyen de laquelle on justifiait l’imperfection de la chimie organique, et on la déclarait pour ainsi dire sans remède.

« En proclamant ainsi notre impuissance absolue dans la production des matières organiques, deux choses avaient été confondues : la formation des substances chimiques dont l’assemblage constitue les êtres organisés, et la formation des organes eux-mêmes. Ce dernier problème n’est point du domaine de la chimie. Jamais le chimiste ne prétendra former dans son laboratoire une feuille, un fruit, un muscle, un organe. Ce sont là des questions qui relèvent de la physiologie ; c’est à elle qu’il appartient d’en discuter les termes, de dévoiler les lois du développement des êtres vivans tout entiers, sans lesquels aucun organe isolé n’aurait ni sa raison d’être, ni le milieu nécessaire à sa formation. Mais ce que la chimie ne peut faire dans l’ordre de l’organisation, elle peut l’entreprendre dans la fabrication des substances renfermées dans les êtres vivans. Si la structure même des végétaux et des animaux échappe à ses applications, elle a le droit de prétendre à former les principes immédiats, c’est-à-dire les matériaux chimiques qui constituent les organes, indépendamment de la structure spéciale en fibres et en cellules que ces matériaux affectent dans les animaux et dans les végétaux. Cette formation même et l’explication des métamorphoses pondérales que la matière éprouve dans les êtres vivans constituent un champ assez vaste, assez beau ; la synthèse chimique doit le revendiquer tout entier. »


Ce remarquable extrait montre avec une grande netteté quel est le rôle véritable de la chimie organique : elle étudie et compose seulement les matériaux de la vie, sans s’occuper de l’être vivant lui-même ; elle broie les couleurs du tableau, mais il faut une autre main pour employer ces couleurs et pour créer l’œuvre où elles se fondent en une harmonieuse unité. Laissons les sciences choisir leur objet et librement délimiter le champ de leurs investigations ; l’esprit humain ne connaît pas de limites semblables, et sa curiosité veut embrasser le monde sous toutes ses faces. En réfléchissant aux phénomènes que présente la nature organique, il est invinciblement poussé à se faire cette question : Ces phénomènes sont-ils régis par les mêmes lois que le monde inerte, ou bien y a-t-il sous ces