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fils Louis, qui craignait l’indépendance plus que la médiocrité, a été justement livré au mépris de l’histoire.

Un siècle s’est écoulé. Nous ne sommes plus au temps de Charlemagne, ni même au temps de Louis le Débonnaire. La puissance appartient aux seigneurs, aux évêques, aux abbés. Ce n’est plus le souverain qui appelle au gouvernement des peuples ; chacun fait sa place, et des abbés sont plus puissans que des rois. Voici un grand personnage. Odon, fils d’un seigneur pieux et lettré, a reçu dans son enfance une éducation libérale ; on l’a ensuite envoyé à la cour de Foulques le Bon, comte d’Anjou, et à celle de Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine, pour se perfectionner aux exercices et aux manières. Sa vocation l’arrache aux luttes du monde matériel pour le jeter dans celles du monde moral. « Au Xe siècle, comme le dit M. Hauréau, les clercs ne sont pas des gens tranquilles, indolens, acceptant la vie comme elle leur est offerte, et résignés à tracer chaque jour le même sillon. Ils sont au contraire actifs, ardens, ne sachant rester en place, formant toujours de nouveaux desseins. » On va dans les cloîtres chercher l’indépendance et le combat contre le monde. Odon étudie à Saint-Martin-de-Tours, à Paris, change souvent de dessein, et devient écolâtre de Cluny avant d’en être l’abbé. Alors se déroule une des vies les plus pleines. Le caractère d’Odon, ses grands talens, lui font maintenir à Cluny la règle et les fortes études. L’abbaye croît en célébrité, et l’abbé en puissance. On l’appelle à réformer une foule de monastères : Aurillac en Auvergne, Fleury-sur-Loire, Sarlat en Périgord, Tulle en Limousin, Romans-Moustier au diocèse de Lausanne, Charlieu au diocèse de Mâcon, Saint-Paul à Rome, Soupenton, Salerne, Saint-Augustin de Pavie. De toutes parts, clercs et laïques sollicitent ses jugemens et s’inclinent devant son autorité. Il va trois fois à Rome rétablir l’ordre entre le pape, le roi de Lombardie, le patrice Albéric et les Romains. Cent quatre-vingt-huit chartes de donations faites à Cluny datent de cette époque.

Ce grand abbé, le second de Cluny, prédécesseur d’une foule d’hommes illustres, agit par la parole comme par le conseil et par l’exemple. Encore aujourd’hui on est ému en lisant les antiennes d’Odon, et l’on comprend la célébrité de ses homélies. L’ouvrage appelé Collations étonne par la rudesse avec laquelle sont traités les vices, les plaisirs sensuels et le corps lui-même. Les auteurs modernes qui se disent réalistes ne vont pas aussi loin d : ins leurs descriptions que le saint abbé de Cluny ; leur culte pour la matière est moins hardi que son dégoût. Notre timidité se révolte, mais il y a une éloquence, faite pour remuer des civilisés aussi bien que des barbares dans le parallèle entre la beauté du corps et la beauté de l’âme qui se termine ainsi : « Es-tu curieux d’éprouver combien la beauté, quelle qu’elle soit, de ton corps vient moins de la chair que de l’âme ? Voici le cadavre d’un homme. Est-ce un objet qui charme ta vue ? ou plutôt n’inspire-t-il pas à qui le contemple un invincible effroi ? L’âme souverainement belle s’est éloignée, et avec elle a disparu toute la beauté qu’elle prêtait à la chair. » On trouve dans le même