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narbonnaise, et nous devons à cette mission un rapport en vers adressé à l’empereur.

Dans le poème de Théodulfe sur la corruption des agens du prince et sur l’empressement des populations à favoriser cette corruption, on trouve des faits trop souvent renouvelés depuis pour qu’ils intéressent beaucoup ; mais une vérité vous saisit : tout despotisme est corrupteur. Quand même le despote est Charlemagne, le despotisme conduit à la malhonnêteté, et par la malhonnêteté à la décadence. Le but est l’état, il n’est pas le peuple. Les agens du pouvoir le sentent bien. Aucune main n’est assez forte pour imposer la probité. On le sait, on s’y accoutume, on ne croit qu’à la corruption ; tous la stimulent et l’encouragent. Voilà pourquoi la restauration du pouvoir a précipité la décadence d’une race et pourquoi la nation franque, au lendemain de la toute-puissance, est tombée au dernier degré de la faiblesse et du désordre. Avec le missus dominicus de Charlemagne, on s’écrie : « Les vrais coupables sont ceux qui reçoivent, et non pas ceux qui donnent. »

Si les vers de Théodulfe ne disent pas tout ce qu’on voudrait savoir, ils font au moins connaître les sentimens d’un civilisé de la cour de Charlemagne. Le monde, au ixe siècle, n’était pas simplement ignorant et désordonné. La brutalité du grand nombre excitait chez quelques-uns de merveilleux raffinemens de cœur et d’esprit. Ce qu’on admire, c’est que d’un côté étaient l’ordre moral tout entier, la science, la piété, la justice, et de l’autre tous les désordres, la grossièreté des mœurs et la violence des actes. Peut-être était-ce une illusion (noble illusion !) de confondre la science avec la vérité et de penser que plus l’esprit s’élève, plus l’âme se rapproche de Dieu.

Après Clément l’Hibernien et Théodulfe se présente à nous un autre type curieux de la société carlovingienne, Smaragde, abbé de Castellion. Celui-là est un grammairien, c’est-à-dire un philosophe. Sa grammaire l’avait rendu célèbre, et Charlemagne lui demanda souvent des conseils. Smaragde écrivit le Via Regia, — le Livre du Prince, comme on aurait dit plus tard. Quelques citations montreront quelle était l’indépendance des esprits à la cour de Charlemagne.

« O roi, dit Smaragde, le Seigneur tout-puissant a mis entre tes mains des royaumes vastes, florissans, pleins de richesses ; il t’a distribué les nombreux domaines de tes proches, il a fait venir en ton épargne les produits des impôts les plus variés… pour te donner le moyen de construire des palais. Ne t’élève donc pas une royale demeure avec les larmes des pauvres, aux frais des malheureux… Interdis, ô roi très clément, interdis l’esclavage dans toutes les parties de ton empire… L’homme doit sincèrement obéir à Dieu ; il doit, autant qu’il le peut, se montrer fidèle observateur de ses préceptes. Or, parmi ces préceptes, qui par les bonnes œuvres conduisent au salut, il y a celui-ci, dicté par l’immense charité de Dieu : « quiconque possède des esclaves doit les renvoyer libres, considérant que ce n’est pas