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Scot Erigène soutient que « l’autorité procède de la raison, nullement la raison de l’autorité. » Lorsqu’à la fin du VIIe siècle les Danois font leur première descente en Irlande, les écoles de l’île sont bouleversées, un nombre considérable de savans émigré et se répand sur l’Occident. En même temps, par malheur, le foyer d’où partait la lumière est éteint. Les hardiesses de Jean Scot ont indigné et armé l’église. Les Irlandais, depuis trois siècles vénérés pour leur science, sont poursuivis à cause de leurs hérésies, et l’histoire des écoles d’Irlande finit avec celle de l’indépendance irlandaise.

On comprend le penchant de M. Hauréau pour des érudits, libres penseurs des temps barbares, qui viennent défendre les droits de l’esprit dans le monde de l’ignorance, s’insurgent contre toutes les autorités et font face pendant trois siècles à la brutalité des vainqueurs de l’Occident. L’histoire des écoles d’Irlande n’est pas seulement un épisode curieux de l’histoire de la philosophie et de la religion, c’est la tradition d’un peuple expliquée et justifiée. Quiconque parcourt l’Irlande rencontre le souvenir vague d’une civilisation perdue. Quelle peut être cette civilisation qui n’a laissé de traces que dans les cœurs ? On est tenté de penser que les réminiscences n’ont pas plus de réalité que les rêves. Cette civilisation perdue, cette gloire aujourd’hui méconnue, c’est la civilisation et la gloire des écoles d’Irlande, qui réunissaient un si grand nombre d’écoliers qu’Armagh seule en comptait sept mille. Les princes, les rois, les évêques étrangers venaient s’instruire en Irlande, et l’Irlande envoyait des maîtres et des apôtres aux peuples d’Occident. Avant la conquête des Normands, avant celle des Danois, il s’était formé comme une nation dans la nation ; même alors l’Irlande offrait le spectacle d’une société intellectuelle raffinée s’élevant au milieu d’une société inculte et sauvage. Le sentiment populaire, qui a conservé le souvenir du passé, n’en méconnaît pas le caractère. Plus d’une fois j’ai moi-même entendu dire à de simples paysans irlandais : « Nous n’avions rien de commun avec Rome ; saint Patrice était notre saint. Les Saxons nous ont unis à Rome. De quel droit veulent-ils maintenant nous séparer de Rome ? » Si les Irlandais, jadis hostiles à Rome, lui sont aujourd’hui dévoués, le tempérament national n’a pas changé. Aux VIIe, VIIIe et IXe siècles, le philosophe irlandais était ce qu’est aujourd’hui le paysan irlandais : un rebelle. Dans cette poésie, dans cette théologie contentieuse, dans cette érudition des âges écoulés, se retrouve la trace vivante du caractère national.

Après avoir vu paraître dans le premier chapitre des Singularités historiques Clément l’Hibernien, le plus célèbre grammairien que l’Irlande ait envoyé à Charlemagne, on fait connaissance dans le second avec son rival Théodulfe, Goth de naissance, Gète comme il s’appelle lui-même, et pour cette raison plus civilisé que ne l’aurait été alors un habitant des Gaules ou de l’Italie. C’est un homme distingué, ancien, moderne, autant que barbare, qui s’est élevé à la politique par les lettres et au gouvernement par l’opposition. Il a été mêlé à beaucoup d’affaires, et ses poésies sont des tableaux