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vu, avec la même vivacité, avec le même naturel. Les personnages vivent ; ils vivent de leur vie individuelle et de la vie de leur siècle. On me permettra de laisser de côté les travaux plus étendus de M. Hauréau, l’Histoire de la Philosophie scolastique et le Gallia christiana, couronné pour la cinquième fois par l’Académie des Inscriptions, pour appeler l’attention sur un petit livre, plein de nouveautés vieilles de bientôt dix siècles, et qui, sans prétentions historiques, donne le sentiment vrai de l’histoire. La forme adoptée par l’écrivain y bannit la théorie et laisse place entière à la vérité. Le livre raconte la vie de plusieurs personnages des temps carlovingiens sur lesquels l’auteur a découvert ou constaté des faits curieux. L’exécution agrandit le sujet, et dans chaque tableau on distingue un homme ou un siècle.

C’est par un récit vraiment singulier que commencent ces Singularités historiques. Du VIe au IXe siècle, des petits-fils de Clovis au petit-fils de Charlemagne, on voit l’Irlande donner à l’Occident des savans, des poètes, des théologiens et des philosophes. La barbarie s’est emparée des Gaules, de l’Italie, de l’Espagne : un coin de terre au nord-ouest reste seul intact ; il en sort des missionnaires de la civilisation et du christianisme. Les élèves rendent aux maîtres la science qu’ils ont reçue ; ils la rendent transformée par le génie particulier de leur race. Rome n’avait pas conquis l’Irlande, elle ne lui avait imposé ni ses mœurs ni ses lois. C’est au milieu du Ve siècle que le Gallo-Romain saint Patrice l’a convertie au christianisme. Il a apporté la religion et la science ; il n’a pas apporté le gouvernement de Rome. La science irlandaise est latine, elle est même grecque ; elle n’a rien d’impérial, rien de romain. Le rameau ayant été détaché du tronc, ce jeune christianisme, cette jeune civilisation se sont imprégnés du caractère national de l’Irlande. Pendant trois siècles que dure la propagande des Irlandais, on trouve chez eux une érudition et un esprit particuliers. Rome et l’orthodoxie romaine proscrivent la lecture des poètes et des auteurs profanes. Le premier et peut-être le plus grand des missionnaires irlandais, saint Columban, écrit un poème contre l’amour de l’or sur un rhythme « emprunté à Sapho. » Saint Livin, apôtre et martyr des Gantois, s’afflige dans ses vieux ans de n’être plus le poète dont les applaudissemens de l’Irlande lettrée ont encouragé les débuts. Partout où ont passé des maîtres irlandais se manifeste l’originalité de leurs mœurs et de leur doctrine : on la retrouve dans les monastères qu’ils ont fondés, à Luxeuil, à Saint-Gall, à Bobbio ; — on la retrouve chez les apôtres, chez les érudits, chez les hérétiques. L’érudition irlandaise est la seule dans l’Occident qui connaisse et qui pratique la langue grecque. Les doctrines irlandaises sont celles du christianisme alexandrin. En tout temps, on voit lutter ceux qui les enseignent contre l’autorité de Rome et contre le principe d’autorité en général. Saint Columban écrit au pape : « Votre puissance durera autant que votre raison sera droite. » Saint Virgile est persécuté pour avoir affirmé l’existence des antipodes, et Jean