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ter, et, s’abstenant, par grand savoir-vivre, de toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous l’avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et, sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette aimable et sereine sagesse qu’il portait en lui avec modestie, comme un trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni l’inventeur.

Je ne pouvais résister au désir de l’interroger, et cependant à plusieurs reprises ma méditation laissa tomber l’entretien. J’éprouvais le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces momens-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement se produire, il essayait de me quitter ; mais je le suivais et le reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une invisible puissance à m’attacher aux pas de cet homme, que j’avais résolu d’éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers qui de la cabine firent irruption sur le pont nous séparèrent. Mon nouvel ami fut abordé par plusieurs d’entre eux, et je dus m’éloigner. Je remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence ; néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s’enquérir de mon nom, je crus devoir respecter également son incognito.

Une demi-heure après, j’étais à la porte d’Obernay. Le cœur me battait avec tant de violence que je m’arrêtai un instant pour me remettre. Ce fut Obernay lui-même qui vint m’ouvrir ; de la terrasse de son jardin, il m’avait vu arriver. — Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport de joie comme si je ne t’espérais plus. Viens, viens ! toute la famille est réunie, et nous attendons Valvèdre d’un moment à l’autre.

Je trouvai Alida au milieu d’une douzaine de personnes qui ne nous permirent d’échanger que les saints d’usage. Il y avait là, outre le père, la mère et la fiancée d’Henri, la sœur aînée de Valvèdre, Mlle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne me la représentais, et une jeune fille d’une beauté étonnante. Bien qu’absorbé par la pensée d’Alida, je fus frappé de cette splendeur de grâce, de jeunesse et de poésie, et malgré moi je demandai à Henri, au bout de quelques instans, si cette belle personne était sa parente. — Comment diable, si elle l’est ! s’écria-t-il en riant, c’est ma sœur Adélaïde ! Et voici l’autre que tu n’as pas connue, comme celle-ci, dans ton enfance ; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui entrait.

Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa sœur et plus sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n’avait pas quatorze ans, et sa tenue n’était pas encore celle d’une demoiselle bien raisonnable ; mais il y avait tant d’innocence dans sa