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les grains qui s’y trouvent ; ce qui est vrai pour le royaume ne peut être faux pour la commune… Hâtez-vous d’effacer de nos lois ce principe funeste, je devrais dire ce principe ignominieux, tant il contraste d’une manière choquante avec la civilisation où nous sommes parvenus. Que désormais la France entière sache que la liberté de la circulation est chose sacrée, à l’intérieur comme aux frontières, aux frontières comme à l’intérieur[1]. »

Ces paroles du ministre posaient la véritable question. Il en est en effet exactement de même de la circulation des grains en France et hors de France, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer les principes chrétiens de fraternité et de solidarité entre les peuples. Ce n’est pas dans l’intérêt de la commune voisine que chaque commune doit laisser entrer et sortir librement les blés, c’est dans son propre intérêt, pour être sûre de n’avoir autant que possible ni excédant ni déficit ; de même ce n’est pas dans l’intérêt des Russes ou des Anglais que la France doit respecter la libre circulation du dedans au dehors et du dehors au dedans, c’est pour elle-même, pour s’assurer autant que possible contre l’extrême avilissement et l’extrême élévation des prix. En se barricadant les uns contre les autres, on fait certainement du mal à autrui, mais on commence par s’en faire encore plus. C’est ce malheureux préjugé contre la circulation des grains à l’intérieur qui amenait, sous l’ancien régime, une famine tous les dix ans, et c’est la gloire immortelle de Turgot de lui avoir porté le coup décisif, même au prix d’une répression armée et d’une impopularité douloureuse.

Malgré les efforts de M. d’Argout, le projet de la commission l’emporta encore en 1832. Le système entier des quatre zones et des marchés régulateurs fut maintenu, La prohibition éventuelle portée par la loi de 1821 fut abolie, mais de nom seulement, et remplacée par des droits prohibitifs. Qu’est-ce en effet qu’un droit qui peut être de 12 ou de 15 francs par hectolitre, si ce n’est une prohibition absolue ? Tout ce que le gouvernement put obtenir, c’est que la loi ne serait votée que pour un an ; mais l’année suivante, le ministère de M. Casimir Périer s’étant dissous peu après la mort de son chef, un nouveau ministère vint proposer à la chambre de rendre la loi définitive, et cette proposition fut adoptée. Voilà comment l’échelle mobile a été introduite et maintenue dans nos lois.

Voyons maintenant comment elle a été exécutée. De 1832 à 1846, des récoltes moyennes ayant soutenu des prix moyens, l’échelle mobile a fonctionné sans danger comme sans utilité. En 1846, une disette se déclare. Le gouvernement sent immédiatement la nécessité de suspendre l’échelle mobile, afin de donner au commerce la

  1. Séance du 29 mars 1832.