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Tcherkesse se trahit surtout dans la manière dont l’un et l’autre exercent le brigandage. Celui-ci entreprend ses razzias en plein jour, à visage découvert, en vrai chevalier de grand chemin. Le Tchetchense au contraire va à la maraude furtivement et sous le voile épais de la nuit. Son audace n’est pas moins grande, et rien ne le fait reculer ; mais il fait consister surtout le point d’honneur à dérober avec adresse. Le reproche le plus insultant d’une jeune fille à un jeune homme est de lui dire : « Tu n’es pas même capable d’enlever un mouton. » Les Kabardiens et les Koumouks, voisins des Tchetchenses, ont maintes fois acquis à leurs dépens l’expérience de ce que savent faire ces intrépides bandits.

L’établissement de la ligne des Cosaques de la Soundja par le général Sleptzof gênait déjà leurs incursions : la ligne de l’Argoun, commencée pendant la campagne de 1859, et qui est en voie d’exécution, en renforçant les postes de la Soundja, deviendra un frein plus puissant ; mais les habitudes de déprédation sont trop profondément enracinées dans le cœur du Tchetchense pour qu’on puisse espérer de les réprimer tout à fait tant que ces montagnards y attacheront une idée de gloire et de profit, et que leur esprit de sauvage indépendance n’aura pas été assoupli. Rien ne peint mieux cet esprit et l’humeur sombre et indomptable de ces peuples qu’un chant dont la traduction textuelle mérite d’être reproduite ici[1].


« C’est avec peine que nous approchons de la vieillesse ; c’est à regret que nous voyons la jeunesse fuir loin de nous. Ne dois-je pas vous redire, braves descendans de Tourpal Naktchouo, notre chant paternel ? — Comme le coup du glaive foudroyant fait jaillir l’étincelle, tels nous sortons de Tourpal Naktchouo ; — c’est la nuit où la louve mit bas que notre mère nous engendra. — Nos noms nous ont été donnés lorsque la panthère remplissait l’espace de son cri pénétrant. — Tels nous descendons de notre premier père Tourpal. — Quand il fait beau, la pluie cesse. — Il en est de même chez nous. L’œil ne verse pas de larmes au libre battement du cœur. — Point de confiance en Dieu, point de victoire. N’obscurcissons pas la gloire de notre premier père Tourpal. »


On dirait que ce chant a été fait pour accompagner le cri de guerre : La ilah illa Allah (il n’y a d’autre Dieu qu’Allah), ce cri que les Tchetchenses font entendre tantôt sur un ton plaintif et mélancolique, tantôt sur un mode martial et animé, mais toujours avec un accent si vibrant, que, lorsqu’il retentissait dans le silence de la nuit, les soldats russes même les plus intrépides ne pouvaient se défendre d’une certaine émotion.

  1. Nous l’empruntons à M. de Gilles, qui lui-même tenait ce chant de M. Ad. Bergé, de Tiflis.