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y parvenir, la force ouverte ou la ruse, sous peine, s’il y manque, d’être chassé comme un lâche. Ces vendette, qui se transmettent de génération en génération, deviennent quelquefois le lot d’une famille, de toute une hétairie (tleûsch). Si le coupable vient à mourir, la dette n’est pas éteinte, elle incombe à celui qui représente le défunt jusqu’à ce qu’enfin elle soit acquittée, ou que le sang ait été racheté au moyen d’une somme fixée par des arbitres, ou effacé par un mariage ; mais les princes et les nobles sont inflexibles dans l’exercice de ces représailles, et n’acceptent jamais de composition. La coutume de la vendetta est sans doute une monstruosité ; cependant elle est un correctif nécessaire dans un état de liberté illimitée, le frein le plus puissant contre les attentats à la vie humaine.

Mon objet n’est point ici de signaler dans tous leurs détails les habitudes de la vie domestique ou nationale des Tcherkesses. C’est au grand poète qui les a vus de près, et qui a si magnifiquement décrit les sublimes et pittoresques beautés de la scène qui les entoure, qu’il appartient de nous montrer « ces fils du Caucase dans leurs aoûls assis et en repos sur le pas de leurs portes, tandis que la lune perce de ses rayons le brouillard de la nuit, occupés à deviser ensemble, et célébrant les périlleuses trevogas (alertes) qu’ils ont affrontées, l’excellence de leurs coursiers, les douceurs d’une sauvage indépendance, les irrésistibles incursions du temps passé, les ruses de guerre de leurs ouzdens (nobles), les coups de leurs schaschkas (sabres) terribles, la portée de leurs flèches, qui ne sauraient manquer le but, la désolation des villages incendiés, et les caresses d’une jeune captive aux yeux noirs[1]. » Je me suis proposé seulement de faire ressortir les deux principes de cette société qui ont produit sa position passive en face de l’agression sous laquelle elle doit tôt ou tard succomber, — sa constitution féodale et oligarchique sans une autorité supérieure pour contre-poids et l’exercice de la vendetta légale, deux causes d’anarchie et d’incessantes perturbations par les divisions et les haines qu’elles entretiennent de tribu à tribu, de famille à famille, et ayant pour résultat final l’absence d’un lien fédératif et d’une force collective au moment du danger.

Que vont-ils devenir maintenant, ces Tcherkesses ainsi refoulés de proche en proche et acculés dans leurs dernières limites ? Sont-ils destinés, comme les peaux-rouges de l’Amérique du Nord, à disparaître devant le flot envahissant de la civilisation européenne, ou bien se plieront-ils à un régime nouveau qui, mettant à profit leurs qualités natives, adoucira leurs mœurs, et leur fera apprécier les bienfaits d’une sociabilité meilleure, les avantages d’un commerce

  1. Pouchkin, Kavkazskii plénnik le Prisonnier du Caucase, chant Ier, vers 1-15.