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sont pour lui des instrumens de travail ou des objets de commerce, il les traite habituellement avec douceur, pourvoit avec sollicitude à leurs besoins et surtout cherche à leur créer une famille, comme le lien le plus fort pour les retenir. M. Bell cite plusieurs prisonniers ou déserteurs russes et polonais qui avaient trouvé chez les Tcherkesses un sort tolérable, et quelques-uns, même une position assez avantageuse. Les enfans des esclaves étant la propriété du maître, il les enlève sans scrupule à leurs parens ; s’ils sont beaux et bien conformés, il les fait élever où bon lui semble et les livre ensuite aux Turks. Un père a le pouvoir de disposer ainsi de ses fils ou de ses filles, et un frère de sa sœur, si les parens sont morts ; toutefois cette faculté n’est exercée que par les gens du commun, pressés par la misère ou endurcis par une vie de brigandage. Un noble ou un prince ne se défait jamais de ses enfans à moins d’une inconduite notoire ; un Tcherkesse même ne vend jamais un autre Tcherkesse : il craint la loi du talion, la vendetta, aussi sévère dans ce cas que pour le meurtre.

Ce trafic, flétri si souvent et si justement, qu’il peut sembler inutile de rien ajouter à ce qui a été dit, n’est point particulier aux Tcherkesses ; il était pratiqué dans tout le Caucase avant que les Russes n’y eussent mis un terme, et à cet égard justice doit leur être rendue. La ville d’Akhaltzikh et les ports de la Mer-Noire étaient autant d’entrepôts où ce commerce s’exerçait aussi librement et aussi régulièrement que pour une marchandise légalement cotée sur tous les marchés du monde. Il est facile de s’expliquer comment les mœurs de ces peuples les y disposaient et le leur faisaient envisager sous un aspect si différent du nôtre. Le Tcherkesse enlève d’abord sa fiancée, ensuite il l’achète en payant comptant à la famille le kalym ou la dot, qui consiste en fusils, sabres, bœufs, chevaux ou autre bétail. Passer par un rapt et une sorte de vente dans les bras d’un compatriote ou d’un étranger, tel est le sort de la jeune fille, et souvent cette dernière perspective lui paraît préférable. Dans ses rêves dorés, elle entrevoit les brillans intérieurs du harem, le rôle envié d’une favorite bien-aimée et toute-puissante dans un somptueux palais. D’ailleurs l’esclavage, considéré sous un point de vue général dans la société orientale, révèle une infériorité morale relative et non une perversion radicale du sentiment humain. Il n’y réveille aucun des souvenirs odieux que ce mot nous suggère ; il n’entraîne aucune idée d’abjection. L’esclave est l’enfant de la maison, élevé et traité comme tel sous le toit de la famille. Des usages que vit naître l’âge patriarcal se sont transmis jusqu’à présent, et subsistent inaltérés, maintenus dans le même esprit et par les mêmes besoins. L’islamisme, au lieu de les avoir créés et d’avoir inventé la polygamie, comme on l’en accuse souvent, n’a fait que