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rue si large qu’elle ressemble à une place immense. Là comme à Cosenza, nous nous trouvons dans l’impossibilité d’avoir des bêtes de trait, et nous sommes forcés de garder le postillon qui nous mène depuis Rotonda, pauvre garçon plein de bonne volonté, mais qui nous démontre que, sous peine de tomber fourbus, ses chevaux ne peuvent plus aller. Partout nous nous enquérons des nouvelles ; on dit que Garibaldi est à Sala ou à Eboli et que les royaux sont à Salerne. La ville est pleine de soldats venus directement de Cosenza ou amenés par mer jusqu’à Sapri. Le bruit s’est répandu que l’armée doit se concentrer à Lagonegro, mais nul ne peut l’affirmer, et les chefs eux-mêmes nous avouent n’avoir reçu aucun ordre à cet égard.

Deux jours avant notre arrivée, un fait significatif s’est passé à Lagonegro. Trois officiers de notre armée, vêtus de la casaque rouge et venant de Sapri, étaient entrés dans la ville. Ils trouvèrent trois mille Napolitains, un escadron de cavalerie et deux batteries de campagne rangés sur la place. Un peu surpris de ce spectacle tout à fait inattendu, les garibaldiens firent bonne contenance, s’assirent devant le café et regardèrent les troupes royales alignées en belle ordonnance. Nul ne leur disait rien ; on les considérait avec quelque curiosité, mais sans malveillance. Ils allèrent vers les officiers napolitains et causèrent avec eux : « Pourquoi, leur demandèrent les nôtres, battez-vous toujours en retraite et ne nous avez-vous pas disputé le passage ? — Parce qu’avant d’être Napolitains nous sommes Italiens, que, comme vous, nous voulons une Italie indépendante, et que nous savons que le gouvernement du roi François II n’est, pour ainsi dire, qu’une succursale de la cour de Vienne. Croyez-vous que nous manquions de courage ? Vous auriez tort ; nous n’ignorons pas que notre devoir serait de vous faire pendre immédiatement, mais nous aimons mieux vous serrer la main en vous disant : au revoir ! Quand nous serons ensemble devant les murs de Venise, vous verrez que nous aussi nous savons nous battre. » Ces paroles étaient l’expression sincère d’un sentiment qui, depuis longtemps déjà, a pénétré les cœurs en Italie : la haine de l’Autriche et de tout ce qui s’y rattache. La flotte était restée fidèle au jeune roi de Naples : lorsqu’elle apprit qu’il avait l’intention de l’envoyer à Trieste attendre des jours plus propices à la monarchie absolue, sans délai et d’un commun accord elle passa à l’insurrection, c’est-à-dire à la cause nationale.

En jugeant la conduite de l’armée napolitaine et en la jugeant avec une sévérité souvent excessive, on n’a point assez tenu compte de ces aspirations vers l’indépendance qui s’agitaient dans toutes les âmes. Sous les yeux de son roi, sous sa direction immédiate, cette