Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/936

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous en tirâmes un bon augure. Le dictateur cependant avait trois jours d’avance sur nous ; mais nous espérions le rejoindre. « Puisqu’il ne s’est point arrêté à Cosenza, il faudra bien qu’il s’arrête à Lagonegro, afin d’attendre ses troupes ; » c’est ce que nous disions sans cesse pour nous faire prendre patience et nous consoler de notre retard involontaire.

Notre espérance était vaine, car Garibaldi voyageait avec une rapidité égale à la nôtre, et nous ne devions le retrouver qu’à Naples. En effet, aussitôt après avoir reçu à Soveria la capitulation du général Cardarelli, il s’était rendu à Cosenza, où ses officiers les plus intimes croyaient qu’il ferait une halte prolongée ; mais Garibaldi se donna à peine le temps de se reposer, et repartit en hâte. Obéissait-il à un appel venu de Naples ou à la conviction que sa présence seule désarmerait la monarchie ? Je ne sais ; il traversa Tarsia, Castrovillari, Lagonegro, s’arrêtant une heure ici ou là pour jeter des paroles d’encouragement et appeler aux armes ceux qu’il espérait alors pouvoir mener à travers les états du pape jusqu’aux confins de la Vénétie. Partout on accourait : du haut des montagnes, les paysans armés venaient au-devant de lui et l’entouraient ; les villes se pavoisaient à son approche, et les habitans restaient debout, éveillés pendant des nuits entières, suspendus par l’attente de cet homme qui passait plus rapide et plus fort que le tonnerre. Il allait si vite que ses officiers d’ordonnance le perdaient quelquefois ; l’un d’eux, un Palermitain, le chercha pendant cinq jours. Il n’y avait que des cris de joie autour de lui et nul péril, car les troupes napolitaines, dispersées et débandées, laissaient la route libre ; à peine çà et là, comme nous, rencontrait-il quelques groupes de royaux découragés qui tendaient la main au passant. Quelquefois, toujours courant, il ramassait ces hommes au hasard du chemin. « Qui voulez-vous servir ? — L’Italie ! » Il les confiait alors à quelque officier qui les conduisait à la brigade la plus voisine ; ils quittaient la veste bleue, prenaient la chemise rouge et criaient vive Garibaldi ! avec plus de confiance qu’ils n’avaient crié vive le roi ! Ainsi dans cette course frénétique il trouvait moyen d’augmenter son armée et d’amoindrir celle de François II. Quant aux habitans des villes qu’il traversait, ils restaient comme en extase pour l’avoir aperçu. Ceux à qui il avait parlé devenaient un objet de curiosité pour les autres ; de ce qu’il avait touché, on faisait des reliques. Traversant un village, j’entrai dans une maison pour boire : je vis un verre sur une planche et je le pris ; le propriétaire me le retira des mains. « Garibaldi a bu dans ce verre, me dit-il ; nul ne doit plus s’en servir ! » Il courait donc à son but, pendant que nous marchions à sa poursuite, ignorant ce qu’il devenait et espérant toujours finir par le rejoindre.

Jusqu’à Spezzano, le paysage est insignifiant, gris, sans couleur