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nous faire une visite le lendemain. Quand la nuit fut passée, il tint parole et monta avec nous. Il pouvait avoir vingt-deux ans ; il était intelligent et bavardait à outrance pour nous montrer son savoir dans la langue française, qu’il possédait parfaitement. Il avait beaucoup lu, était instruit, et ne songeait qu’à venir à Paris pour voir la statue de Voltaire. Il nous récita, avec l’emphatique et sonore débit italien, une longue et très belle pièce de vers où il exhortait les patriotes à ne se point décourager, à revenir de leur exil, et à tuer simplement, à coups de couteau, le roi de Naples, l’empereur d’Autriche et le pape. Comme on peut le voir, sa poésie n’y allait pas de main morte. Nous dîmes ce qu’il fallait dire, et nous écoutâmes ce jeune Brutus nous parler de sa patrie. « C’est moins la monarchie qu’il faut renverser que la puissance des prêtres. C’est cette puissance illimitée, sans contrôle, qui nous écrase et nous enténèbre. Ce qui a manqué à l’Italie, ce ne sont pas les hommes de courage ; il lui a manqué les hommes de génie que vous avez eus, Voltaire, Rousseau et les encyclopédistes. Si nous avions eu votre dix-huitième siècle, nous serions peut-être comme vous à la tête du mouvement européen. Le protestantisme, avec son libre examen, qui des hauteurs religieuses descend forcément dans le domaine politique, pourrait nous sauver encore ; mais comment voulez-vous le faire accepter par un peuple qui n’a d’autre culte que celui des images, et qui va benoîtement s’agenouiller devant des bons dieux de plâtre qui servent de retraite à toutes les souris de la paroisse ? Tenez ! regardez ce paysan qui passe ! — Eh ! tête de caniche, s’écria-t-il en se jetant presque tout entier hors de la portière, qu’est-ce que tu fais là, imbécile ? Pourquoi salues-tu cette madone ? C’est un morceau de carton peint ; il faut que tu sois plus bête que tes bœufs pour ne pas le savoir. » Il continua sur ce ton et longtemps. Le soleil s’était levé et il faisait chaud. Notre jeune philosophe voulut ôter son paletot ; mais, pris entre nous deux, ri ne put s’en débarrasser qu’avec peine. Dans ses mouvemens difficiles, son gilet s’ouvrit, et j’en vis sortir une amulette suspendue à un cordon. C’était, si je m’en souviens, l’image de la Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Je m’en emparai. « Qu’est-ce que cela ? lui dis-je. » Il devint sérieux, reprit l’image entre ses mains : « Ah ! dit-il, ça, c’est ma vierge, à moi ; c’est ma seule dévotion. » Et, l’ayant humblement baisée, il la cacha sur sa poitrine.


III

Nous réussîmes cependant à découvrir deux mules et à quitter Cosenza. Toutes les brigades qui arrivaient dans cette ville recevaient l’ordre de se rendre sans délai à Paola, où on les embarquait pour