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des fidèles malgré leur titre de prêtres. Tous les fonctionnaires religieux sont en même temps fonctionnaires civils ; le soin des intérêts matériels de la communauté est confié à ceux-là mêmes qui s’occupent du salut des âmes. C’est la théocratie telle qu’elle était comprise par les jésuites dans les missions du Brésil et du Paraguay. Une seule chose étonne, c’est qu’en dépit de cette hiérarchie fortement organisée et de l’amour des mormons pour les fêtes et les cérémonies, les grands dignitaires de la Nouvelle-Jérusalem portent le même costume que leurs fidèles et ne se fassent pas appeler son éminence, sa grandeur ou sa sainteté. Vrais Yankees, les pontifes suprêmes n’ont extérieurement qu’une seule prérogative sur le commun des fidèles : ils ont le droit de garder leur chapeau sur la tête pendant le service religieux.

Bien que la théocratie soit immuable de sa nature, Brigham Young, en homme habile, n’a pas jugé à propos d’effacer jusqu’aux dernières traces du régime républicain que les mormons d’origine américaine ont connu dans leur jeunesse. Il subsiste encore une pure formalité qui retrempe le pouvoir papal et lui donne une sanction démocratique : deux fois par an, le prophète se présente devant le peuple et se fait élire de nouveau par l’acclamation de tous les citoyens. Ce simulacre de souveraineté populaire ne diminue en rien l’autorité de Brigham, car les fidèles ne voient dans cette cérémonie qu’une occasion de se faire bénir par la main du prophète. Le suffrage universel, maintenu en apparence pour certaines élections, n’offre pas non plus de dangers sérieux : ce n’est plus qu’une risée. Le scrutateur inscrit sur une liste le nom de chaque électeur en regard d’un numéro d’ordre qui se trouve aussi porté sur le bulletin déposé dans l’urne. Ainsi tout électeur mal pensant peut être facilement signalé à ses chefs et noté comme un faux frère.

D’ailleurs les rites de l’initiation mormone qui font partie du culte religieux sont de nature à supprimer en germe toute pensée d’indépendance chez les fidèles. Les mormons doivent jurer une obéissance absolue, implicite, non discutée, à Brigham Young et aux chefs de l’église ; ils promettent, sous les sermens les plus terribles, de sacrifier famille, fortune et vie au bien-être de la communauté, jurent de renoncer à leurs propriétés en faveur de l’église, quand le moment en sera venu ; ils s’engagent à ne jamais discuter les ordres, même les plus infâmes en apparence, à commettre jusqu’aux crimes d’impiété et de trahison pour plaire à leurs chefs. Ils se résignent à n’être désormais dans les mains de Brigham « qu’une cire molle, un chiffon trempé dans du suif. » Rien de plus effrayant pour l’avenir des mormons que cette abdication de la volonté. Chose étrange, suivant en cela l’impulsion que leur avait