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lui sont jointes, et je mets ensemble la chute, la forme, la structure, la couleur, le son, et vingt autres circonstances qui réellement ne sont point liées. Un fait est donc un amas arbitraire, en même temps qu’une coupure arbitraire, c’est-à-dire un groupe factice, qui sépare ce qui est uni, et unit ce qui est séparé[1]. Ainsi, tant que nous ne regardons la nature que par l’observation seule, nous ne la voyons pas telle qu’elle est : nous n’avons d’elle qu’une idée provisoire et illusoire. Elle est proprement une tapisserie que nous n’apercevons qu’à l’envers. Voilà pourquoi nous tâchons de la retourner. Nous nous efforçons de démêler des lois, c’est-à-dire des groupes naturels, qui soient effectivement distincts de leur entourage et qui soient composés d’élémens effectivement unis. Nous découvrons des couples, c’est-à-dire des composés réels et des liaisons réelles. Nous passons de l’accidentel au nécessaire, du relatif à l’absolu, de l’apparence à la vérité. Et ces premiers couples trouvés, nous pratiquons sur eux la même opération que sur les faits, car, à un moindre degré, ils ont la même nature. Quoique plus abstraits, ils sont encore complexes. Ils peuvent être décomposés et expliqués. Ils ont une raison d’être. Il y a quelque cause qui les construit et les unit. Il y a lieu pour eux comme pour les faits de chercher les élémens générateurs en qui ils peuvent se résoudre et de qui ils peuvent se déduire, et l’opération doit continuer jusqu’à ce qu’on soit arrivé à des élémens tout à fait simples, c’est-à-dire tels que leur décomposition soit contradictoire. Que nous puissions les trouver ou non, ils existent ; l’axiome des causes serait démenti, s’ils manquaient. Il y a donc des élémens indécomposables, desquels dérivent les lois les plus générales, et de celles-ci les lois particulières, et de ces lois les faits que nous observons, ainsi qu’il y a en géométrie deux ou trois notions primitives, desquelles dérivent les propriétés des lignes, et de celles-ci les propriétés des surfaces, des solides et des formes innombrables que la nature peut effectuer ou l’esprit imaginer. Nous pouvons maintenant comprendre la vertu et le sens de cet axiome des causes qui régit toutes choses, et que Mill a mutilé. Il y a une force intérieure et contraignante qui suscite tout événement, qui lie tout composé, qui engendre toute donnée. Cela signifie d’une part qu’il y a une raison à toute chose, que tout fait a sa loi, que tout composé se réduit en simples, que tout produit implique des facteurs, que toute qualité et toute existence doivent se déduire de quelque terme supérieur et antérieur. Et cela signifie d’autre part que le-produit équivaut aux facteurs, que tous deux ne sont qu’une même chose sous deux apparences, que la

  1. « Un fait, me disait un physicien éminent, est une superposition de lois. »