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exemple est un de ses élèves, un de ses favoris ; il passa chez lui trois années, Gérard Dov, l’homme aux contours fins et précis, à la touche serrée, le dernier rejeton de van Eyck et d’Hemling, la souche des Miéris et même aussi des van der Werf ! Comment comprendre que Rembrandt ait mis au monde Gérard Dov ? Il n’était donc systématique que pour lui-même, ce génie pétulant, cet homme de parti-pris ? Il laissait donc aux autres la liberté qu’il ne se donnait pas ? Évidemment, quand il se vit le chef de ses émules, de ces esprits tranquilles et minutieux, de ces patiens observateurs, la peur le prit de les lancer hors de leurs voies. Il respecta chez eux l’instinct d’imitation naïve, la bonhomie batave, ne leur montrant pas la nature sous l’aspect où lui-même la voyait. Ses secrets, ses mystères, ses procédés capricieux, il les garda pour lui, enseignant ce qu’il ne faisait pas, n’enseignant pas tout ce qu’il faisait. Et cependant on se tromperait fort en supposant qu’autour de lui il ne sema rien de lui-même. Son influence fut immense. Tous ceux qui prirent directement de ses leçons, et ceux même qui, comme Albert Cuyp par exemple, s’instruisirent à la vue de ses œuvres sans fréquenter son atelier, lui doivent en partie cette largeur de touche, ce faire gras, abondant, exempt de minuties, qui est un des caractères de la peinture hollandaise dans sa première période. C’est l’âme de Rembrandt, on n’en saurait douter, c’est sa puissance et sa chaleur qui rayonnent ainsi sur ses contemporains. Son action n’est pas apparente : il semble séparé d’eux parce que prudemment ils évitent de singer ses témérités ; mais au fond son esprit les pénètre, et ils s’échauffent à son soleil.

Chez lui, l’indépendance se trahissait en toutes choses, même dans le choix de ses sujets. J’ai déjà dit que, depuis la réforme, depuis que la peinture était bannie des églises, on n’avait plus fait en Hollande de tableaux de piété. Rembrandt seul, ou presque seul, s’obstine à s’inspirer encore de la Bible et de l’Évangile. Il y revient sans cesse, comme graveur et comme peintre. Il est vrai que ses traductions des saintes Écritures sont si libres et si bizarres que les moins orthodoxes n’en pouvaient prendre ombrage. Il se place en dehors de toute tradition, supprime, ajoute, invente, comme il lui plaît, tels et tels personnages, prête à ceux-ci des attitudes, à ceux-là des costumes souvent grotesques, toujours de fantaisie. Le spectateur est dérouté. Qu’a-t-il devant les yeux ? Ce petit homme souffreteux, d’un type si misérable, d’une expression si basse, est-ce donc le divin Sauveur ? Ces rustres, ces bohémiens déguenillés, sont-ce les saints apôtres ? Et faut-il voir le groupe des saintes femmes dans ces disgracieuses commères ? Ne vous rebutez pas : sous ces travestissemens, il y a je ne sais quoi de touchant, de profond,