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genre. Son procédé n’est celui de personne : cette manière de ne rien dessiner, de n’accuser aucun contour, de n’arrêter aucune silhouette et cependant de tout mettre en saillie, de donner à tout sa rondeur, de tout enlever, soit en vigueur, soit en clair, par des épaisseurs raboteuses, par d’audacieux empâtemens mêlés, on ne sait comment, aux plus subtiles dégradations, aux passages les plus imperceptibles de l’ombre et de la lumière, sorte de jeu mystérieux que la seule nature avait connu jusque-là, c’est quelque chose qu’il a trouvé tout seul, sans maître, sans exemple, sans autre guide qu’un instinct de génie. Assurément Rubens est, lui aussi, profondément original, sa touche se distingue entre mille, ses tableaux se reconnaissent d’aussi loin qu’on les voit ; mais ce qui fait son originalité, c’est son exécution, son tour de main, si j’ose ainsi parler : ce n’est pas son système d’imitation. Ce système est au fond semblable, ou peu s’en faut, à celui d’autres grands coloristes de tous les temps et de tous les pays, vénitiens ou espagnols, tandis que chez Rembrandt c’est le principe même de sa peinture, c’est le système, aussi bien que le faire, qui porte son cachet, qui n’est qu’à lui, et qui le place à part, tout à la fois comme le plus réel et le plus fantastique des peintres.

Ce qui m’étonne, c’est que de son vivant on ne l’ait pas imité davantage. Les novateurs un peu hardis ont rarement cette fortune : plus leur audace est grande, plus prompte est la contrefaçon. D’où vient que pour Rembrandt elle fut lente et timide ? N’avait-il pas réussi ? Cette manière de peindre absolument nouvelle ne fut-elle de son temps ni goûtée ni comprise, comme souvent il arrive aux véritables nouveautés ? Au contraire, le succès fut subit, immense, incontesté. Ces flegmatiques Hollandais s’étaient passionnément épris du jeune téméraire et couvraient d’or ses tableaux. Appelé par la faveur publique de Leyde à Amsterdam, il y ouvrit une école où accoururent tous ses contemporains, même ses aînés. Il avait vingt-quatre ans et devint aussitôt le guide, le mentor de sa génération, le véritable père de la peinture hollandaise. Comment donc ses élèves lui ressemblent-ils si peu ? Voyez Rubens : Crayer et Van-Dick sont ses fils, cela saute aux yeux ; ils ont leur physionomie propre, ils sont eux-mêmes ; mais quel air de famille, et comme ils vivent de sa vie ! Rembrandt eut-il aussi des Crayer, des Van-Dick ? Son imitateur déclaré, Dietrick, n’a vu le jour que quarante ans après sa mort. De son temps, on ne peut guère citer que Santwoort, Nicolas Maas, Govaert Flinck, van den Eeckhout, Ferdinand Bol, qui parfois s’approprient, avec hésitation, l’épaisseur de ses empâtemens et sa touche heurtée. Chez ceux-là, j’en conviens, ses leçons ont laissé quelques traces ; chez tous les autres, on n’en voit pas vestige. Gérard Dov par