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faut d’abord un peuple, une nation, si petite qu’elle soit, un groupe d’hommes se gouvernant à sa mode, ayant ses lois, ses mœurs, ses instincts, ses coutumes. L’Italie telle qu’on la veut faire aujourd’hui, l’Italie unitaire, centralisée, sans frontières intérieures, n’aurait jamais produit cette variété d’écoles qui a fait sa gloire ; elle n’aurait eu qu’un seul art, l’art de sa capitale, et çà et là, dans ses provinces, quelques servîtes et plates imitations. De même aux Pays-Bas : tant que la Flandre et la Hollande ne font qu’un seul état, elles n’ont qu’un seul art. Cherchez dans les Sept-Provinces, vous n’y trouverez pas un peintre qui se distingue en quoi que ce soit des artistes flamands. À Leyde, à Harlem, à Utrecht, on peint au XVe siècle exactement comme à Bruges, au XIVe comme à Anvers. Pas la moindre originalité, pas le plus mince effort pour sortir de la voie battue. Jamais on ne dirait que cette Flandre du nord est à la veille de fonder une école et d’avoir sa peinture à soi. Elle est comme absorbée dans son négoce et dans ses pêcheries : à peine fournit-elle son contingent de peintres à la patrie commune, et le peu qu’elle en donne n’a que des noms obscurs. C’est la Flandre du sud qui seule alors conserve encore un certain feu sacré. Anvers est l’héritière du commerce et des splendeurs de Bruges ; c’est à Anvers que sont les peintres avec le mouvement et la vie. J’ai déjà dit quelle est au juste la valeur de ces Flamands du XVIe siècle. La sève nationale s’est retirée de leur école ; les successeurs de van Eyck et d’Hemling ont déserté la tradition et mis au monde un fastidieux mélange de goût flamand et de style italien. Or cette bâtardise régnait au-delà du Mordyck tout aussi bien qu’en-deçà. On voit au musée d’Amsterdam un tableau d’un des Hollandais du XVIe siècle le plus en renom, Corneliszen de Harlem, tableau daté de 1590 et représentant un massacre des innocens : c’est une œuvre considérable, et l’auteur n’est pas sans talent ; mais de tous les imitateurs de Michel-Ange, de tous les faiseurs de pastiches florentins que produisait alors la Flandre proprement dite, je n’en connais pas un qui ait entassé sur une toile autant de raccourcis, autant de jeux de muscles, autant d’efforts anatomiques, sans que ces tours de force soient au moins rachetés par la fierté de style dont, au-delà des monts, on trouve encore la trace même en ce temps de décadence. C’est le pédantisme académique interprété et mis à nu par la bonne foi batave.

Ainsi, vers les dernières années du XVIe siècle, pendant que les Sept-Provinces affermissaient leur liberté naissante grâce aux efforts de ces gueux héroïques qui, sur terre et sur mer, continuaient l’œuvre du Taciturne, rien n’annonçait encore qu’en matière de peinture ce nouveau petit peuple fût près de s’affranchir. Ce devait