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qu’il peut parler la langue du pays, les occasions de faire le bien, ou plutôt d’empêcher le mal, se présentent pour lui à tout instant[1]. »

Ces petites républiques que souhaite l’interlocuteur de M. Senior, ces petits états dans un état, ne sont pas chose tout à fait nouvelle dans l’empire turc. Je vois dans le voyage de M. Langlois « qu’il existe dans les villes de la province d’Adana quarante fabriques d’huile de sésame, cinquante de tissus de coton, vingt-deux d’imprimeries de toile, quarante teintureries, deux corroieries et dix fabriques de feutres. Ces établissemens forment une espèce d’association dirigée par un président ou nazir, dont l’action est indépendante de l’autorité civile. Il juge les différends qui surviennent entre ses administrés, les condamne à l’emprisonnement, et ferme leurs fabriques pour un temps déterminé, lorsque quelque délit y est commis. Le pouvoir administratif du nazir s’étend sur tous les autres corps de métiers sans exception[2]. » M. Langlois ne dit pas si le - nazir est élu par l’association. Quoi qu’il en soit, cette association ressemble à une petite république, et je ne suis pas étonné de rencontrer un état de ce genre dans l’organisation quasi féodale de l’ancienne Turquie. L’organisation féodale avait l’avantage d’être compatible avec beaucoup de libertés locales. Comme l’idée de l’état, tel que nous l’entendons de nos jours, existait à peine, il y avait dans la société beaucoup de pouvoirs secondaires qui y vivaient à l’aise. Les sociétés modernes au contraire ont pris plaisir à se concentrer dans l’état et à y absorber toutes les libertés individuelles et tous les pouvoirs locaux. La Turquie moderne voulant s’organiser à l’instar des états modernes de l’Europe et faire prévaloir le pouvoir central sur tous les pouvoirs locaux, je doute qu’elle comporte aussi aisément qu’autrefois ces petites républiques industrielles et commerciales dont parle M. Whittall ; mais je reconnais qu’avec la volonté du gouvernement anglais elles seraient possibles, et par conséquent souhaitables, car nous sommes de ceux qui tiennent plus au retour de la civilisation en Orient qu’à la question de savoir quels seront ceux qui l’y ramèneront, les Anglais, les Français ou les Russes.

Quel serait l’effet de cette colonisation progressive de l’Orient par les Anglais ou par les Européens en général ? « La possession des terres turques par les étrangers régénérera-t-elle les Turcs ? demande M. Senior à un de ses interlocuteurs de Constantinople. — Je ne cherche pas à régénérer les Turcs, dit-il, mais à régénérer les raïas. La terre est si fertile et à si bon marché en Bulgarie et en Roumélie,

  1. La Turquie contemporaine, pages 197 et 198.
  2. Ibidem, page 35.