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La dépopulation et l’empiétement progressif du désert sur la terre cultivée sont un des résultats les plus tristes de l’administration turque, qui ruine les cultivateurs par la rapacité de ses agens, et ne peut pas, à cause de son impuissance et de son insouciance, les protéger contre les incursions des Bédouins. Il y a là un double mal, celui qu’elle fait et celui qu’elle n’empêche pas. Prenons sur ce point, dans le rapport du consul anglais d’Alep, M. Skene, quelques détails curieux[1]. Il parle d’abord de la fertilité de la province : « malheureusement, dit-il, les cultivateurs ne peuvent pas jouir en paix des fruits de leur travail ; une portion leur est enlevée par les incursions des Arabes nomades ou par les extorsions des fermiers des dîmes. Des plaines immenses dans le plus fertile pays du monde restent désertes à cause de l’invasion des Bédouins, qui poussent la population agricole vers l’ouest pour assurer la libre pâture de leurs moutons et de leurs chameaux. J’ai vu vingt-cinq villages dévastés et dépeuplés par une seule incursion du cheik Mohammed-Dukhy à la tête de deux mille cavaliers de la tribu des Béni-Sachar. J’ai parcouru un district très fertile qui, il y a vingt ans encore, possédait cent villages, et je n’y ai trouvé que quelques fellahs… J’ai visité des villes dans le désert, ayant des rues bien pavées, des maisons bien couvertes, avec leurs portes roulant sur leurs gonds, prêtes à être occupées et tout à fait inhabitées. Des milliers d’acres d’excellente terre labourable s’étendent autour de ces villes avec des traces d’anciens travaux d’irrigation ; ils ne donnent maintenant qu’une maigre pâture aux moutons et aux chameaux des Bédouins. Cet empiétement du désert sur la terre cultivée a commencé il y a quatre-vingts ans, quand les tribus des Anezi émigrèrent de l’Arabie centrale, cherchant des pâturages plus étendus, et qu’ils envahirent la Syrie. Le désert atteint maintenant la mer sur deux points, près de Saint-Jean-d’Acre et entre Latakié et Tripoli. »

Sont-ce seulement les consuls anglais qui témoignent ainsi de l’envahissement progressif du désert sur la terre cultivée, ou n’est-ce qu’en Syrie que cela se voit ? Je lisais récemment le voyage fort intéressant de M. Victor Langlois dans la Cilicie. Ce voyage scientifique et archéologique contient cependant des détails sur l’état actuel du pays. « C’est le jardin de l’Asie, dit M. Langlois, qu’entourent le Taurus et la mer, que les anciens connaissaient sous le nom de Cilicie, qui au moyen âge perdit sa parure de fleurs et son aspect grandiose, pour se transformer en un champ de bataille dont les Byzantins et les Arméniens se disputèrent la possession, que les Égyptiens saccagèrent à plusieurs reprises sans pitié ni merci, et

  1. 4 août 1860.