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de Leopardi, elle est dans l’idée qu’il se fait d’une littérature nouvelle pour l’Italie, d’une littérature adaptée à notre âge, reflet des sentimens et des idées de ce siècle, expression originale d’une nationalité transformée. « Tout est à créer, dit-il dès sa jeunesse ; il est vain de prétendre édifier, si on ne commence par les fondemens. Quiconque voudra faire du bien à l’Italie devra lui enseigner avant tout une langue philosophique, sans laquelle elle n’aura jamais une littérature moderne propre, et n’ayant point une littérature moderne à elle, elle ne sera jamais une nation… » Sa politique enfin, il l’exprime lorsqu’il dit, en élevant son esprit et en étendant son horizon : « Ne me parlez pas de Recanati ; je suis citoyen de l’Italie, et je ne connais qu’elle. » Voilà la politique, non de l’action, puisque l’heure de l’action n’était point venue et que Leopardi eût certes reculé devant elle, mais de la pensée indépendante cherchant à refaire l’âme et l’intelligence d’une nation appelée à revivre.

La vie fut jusqu’au bout ingrate et amère pour Leopardi. Elle ne lui donnait pas la satisfaction de lui-même, elle lui refusait un rôle brillant ; ne lui réserva-t-elle pas du moins quelqu’un de ces sentimens intimes, profonds, mystérieux, qui élèvent le cœur en le troublant et lui rendent la force de croire avec la puissance d’aimer ? C’est l’un des points les plus délicats assurément dans l’existence d’un homme dont son fidèle ami Ranieri a dit « qu’il porta intacte au tombeau la fleur de la virginité. » Il n’est pas de spectacle plus triste que celui d’un cœur jeune et chaud se débattant dans une nature défaillante. Quoi qu’il en dît, Leopardi avait dans toute son intégrité la puissance morale d’aimer, et s’il n’en était ainsi, comment ressentirait-il une émotion si vive, à Bologne, auprès d’une dame « qui n’était plus jeune, mais avait une grâce et un esprit qui suppléaient à la jeunesse et créaient une illusion merveilleuse ? » Comment écrirait-il à son frère : « Dans les premiers jours que je l’ai connue, j’ai vécu dans une espèce de délire et de fièvre. Nous n’avons jamais parlé d’amour, si ce n’est en badinant, mais nous vivions dans une amitié tendre et sensible avec un abandon qui est l’amour sans inquiétude… Cette connaissance forme et formera une époque bien marquée de ma vie, parce qu’elle m’a désenchanté du désenchantement ; elle m’a convaincu qu’il y a vraiment au monde des joies que je croyais impossibles, que je suis encore capable d’illusions, et que mon cœur est ressuscité après un sommeil semblable à une mort complète de tant d’années… » Comment écrirait-il encore à son frère plus tard, un jour où il quittait précipitamment Florence et faisait une échappée à Rome : « Dispense-moi, je te prie, de te raconter un long roman, beaucoup de douleurs et beaucoup de larmes. Si un jour nous nous revoyons, j’aurai peut-être la force de te raconter tout. Pour aujourd’hui, sache que mon séjour à Rome est