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doute directement au but qui se dérobait devant eux, ou qu’ils ne pouvaient laisser entrevoir que sous le voile des fictions. Ils faisaient mieux. Cette Italie, que de frivoles et myopes calculs croyaient avoir réduite à n’être plus pour jamais qu’une expression géographique, ils la faisaient revivre de la vie intellectuelle et morale ; ils la faisaient reparaître dans l’unité de son génie, dans l’indivisibilité de son âme, au milieu des divisions artificiellement tracées par la politique.

Lorsque le Milanais Manzoni écrivait ses drames et son roman des Promessi sposi, lorsque Silvio Pellico, l’échappé du Spielberg, écrivait ce livre des Prisons, qui a fait peut-être plus de mal à l’Autriche que la plus amère invective, en démontrant l’impossibilité de la domination étrangère par la candeur et l’innocence de la victime ; lorsque Niccolini et Giusti à Florence lançaient, l’un ses tragédies, l’autre ses mordantes satires et son Brindisi de don Girella, lorsque le digne comte Balbo à Turin et Carlo Troya à Naples, ces deux guelfes du temps présent, cherchaient à éclaircir les problèmes de l’histoire ; lorsque enfin Leopardi, un petit noble perdu dans une montagne de la Marche d’Ancône, s’élevait jusqu’à l’une des plus pathétiques expressions de la douleur humaine, ni les uns ni les autres ne s’inspiraient de leur petite nationalité originelle. Ils n’étaient ni Lombards, ni Piémontais, ni Toscans, ni citoyens de l’état de l’église : ils étaient Italiens, et ils parlaient pour l’Italie. C’étaient tous de grands et dangereux conspirateurs de l’ordre spirituel. On ne les surveilla pas assez. Par l’esprit, par l’imagination, ils conspiraient pour la résurrection nationale, même pour l’unité, et quand au lendemain de l’affranchissement de Milan les hommes d’action, maîtres de la scène à leur tour, allaient chercher dans sa retraite le vieux Manzoni pour lui donner une place dans le sénat italien, ils ne faisaient que reconnaître en lui un de ces précurseurs de la pensée dont les œuvres ont fait briller l’image idéale de la patrie commune avant que l’Italie politique fût une réalité.

C’est de cette légion de citoyens d’une Italie idéale que fut un jour Leopardi, avec sa figure de philologue inventif, de moraliste inexorable et de poète passionnément triste[1]. Dans cette littérature qui est le lien moral de la péninsule avec le monde moderne, et qui disparaît aujourd’hui à l’horizon derrière tant d’événemens accumulés d’où sort une nation nouvelle, dans cette littérature, dis-je, il y a certes plus d’une physionomie expressive ; nulle n’est peut-être d’une plus saisissante originalité que celle de cet infortuné de génie, si

  1. Voyez l’étude sur le poète Leopardi, par M. Sainte-Beuve, dans la Revue du 15 septembre 1844.