Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la théorie de l’induction. Mill est le dernier d’une grande lignée qui commence à Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel, s’est continuée jusqu’à nous. Ils ont porté dans la philosophie notre esprit national ; ils ont été positifs et pratiques ; ils ne se sont point envolés au-dessus des faits ; ils n’ont point tenté des routes extraordinaires ; ils ont purgé le cerveau humain de ses illusions, de ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l’ont employé du seul côté où il puisse agir ; ils n’ont voulu que planter des barrières et des flambeaux sur le chemin déjà frayé par les sciences fructueuses ; Ils n’ont point voulu dépenser vainement leur travail hors de la voie explorée et vérifiée. Ils ont aidé à la grande œuvre moderne, la découverte des lois applicables ; ils ont contribué, comme les savans spéciaux, à augmenter la puissance de l’homme. Trouvez-moi beaucoup de philosophies qui en aient fait autant.


VIII

— Tout se paie. Il est probable que votre philosophe s’est coupé les ailes pour se fortifier les jambes.

— Certainement, et il a bien fait. L’expérience borne la carrière qu’elle nous ouvre ; elle nous a donné notre but ; elle nous donne aussi nos limites. Nous n’avons qu’à regarder les élémens qui la composent et les événemens dont elle part pour comprendre que sa portée est restreinte. Sa nature et son procédé réduisent sa marche à quelques pas. Et d’abord[1] les lois dernières de la nature ne peuvent être moins nombreuses que les espèces distinctes de nos sensations. Nous pouvons bien réduire un mouvement à un autre mouvement, mais non la sensation de chaleur à la sensation d’odeur, ou de couleur, ou de son, ni l’une ou l’autre à un mouvement. Nous pouvons bien ramener l’un à l’autre des phénomènes de degré différent, mais non des phénomènes d’espèce différente. Nous trouvons les sensations distinctes au fond de toutes nos connaissances, comme dès élémens simples, indécomposables, absolument séparés les uns des autres, absolument incapables d’être ramenés les uns aux autres. L’expérience a beau faire, elle ne peut supprimer ces diversités qui la fondent. D’autre part, l’expérience a beau faire, elle ne peut se soustraire aux conditions dans lesquelles elle agit. Quel que soit son domaine, il est limité dans le temps et dans l’espace ; le fait qu’elle observe est borné et amené par une infinité d’autres qu’elle ne peut atteindre. Elle est obligée de supposer ou de reconnaître quelque état primordial d’où elle part et qu’elle n’explique pas[2]. Tout

  1. Tome II, p. 4.
  2. Tome Ier, p. 358, 359. T. II, p. 108.