Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/69

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des deux forces sollicitantes. Les deux effets se pénètrent tellement qu’on n’en peut isoler aucun et le rapporter à sa source. Pour apercevoir séparément chaque effet, il faudrait considérer des mouvemens différens, c’est-à-dire supprimer le mouvement donné et le remplacer par d’autres. Ni la méthode de concordance ou de différence, ni la méthode des résidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes décomposantes et éliminatives, ne peuvent servir contre un phénomène qui par nature exclut toute élimination et toute décomposition. Il faut donc tourner l’obstacle, et c’est ici qu’apparaît la dernière clé de la nature, la méthode de déduction. Nous quittons le phénomène, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions d’autres plus simples, nous établissons leurs lois, et nous lions chacun d’eux à sa cause par les procédés de l’induction ordinaire ; puis, supposant le concours de deux ou plusieurs de ces causes, nous concluons d’après leurs lois connues quel devra être leur effet total. Nous vérifions ensuite si le mouvement donné est exactement semblable au mouvement prédit, et si cela est, nous l’attribuons aux causes d’où nous l’avons déduit. Ainsi, pour découvrir les causes des mouvemens des planètes, nous recherchons par des inductions simples les lois de deux causes, l’une qui est la force d’impulsion primitive dirigée selon la tangente, l’autre qui est la force accélératrice attractive. De ces lois induites nous déduisons par le calcul le mouvement d’un corps qui serait soumis à leurs sollicitations combinées, et vérifiant que les mouvemens planétaires observés coïncident exactement avec les mouvemens prévus, nous concluons que les deux forces en question sont effectivement les causes des mouvemens planétaires. « C’est à cette méthode, dit Mill, que l’esprit humain doit ses plus grands triomphes. Nous lui devons toutes les théories qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois simples. » Ses détours nous ont conduits plus loin que la voie directe ; elle a tiré son efficacité de son imperfection.

Que si nous comparons maintenant les deux méthodes, leur opportunité, leur office, leur domaine, nous y trouverons comme en abrégé l’histoire, les divisions, les espérances et les limites de la science humaine. La première apparaît au début, la seconde à la fin. La première[1] a dû prendre l’empire au temps de Bacon, et commence à le perdre ; la seconde a dû perdre l’empire au temps de Bacon, et commence à le prendre, en sorte que la science, après avoir passé de l’état déductif à l’état expérimental, passe de l’état expérimental à l’état déductif. La première a pour province les phénomènes

  1. Tome Ier, p. 500.