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que la création animale a eu lieu sur des points différens, et que les espèces rayonnant autour de ces centres ont donné à la faune actuelle tous ses traits caractéristiques. — Jusque-là, il ne fait qu’adopter avec tous les zoologistes modernes la doctrine essentiellement française des centres de création[1]. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir fait à l’homme l’application d’une idée réservée jusque-là pour les animaux. En effet, Agassiz déclare toujours qu’il n’existe qu’une seule espèce d’hommes, mais il affirme que les races, avec tous leurs caractères, sont primordiales, qu’elles ont été créées à part, chacune dans sa propre patrie, et que cette patrie coïncide toujours avec une circonscription zoologique. Il rattache ainsi chaque groupe d’hommes à une faune, on pourrait presque dire chaque race humaine à une espèce animale. En effet, Agassiz, entièrement d’accord ici avec Knox, croit que l’homme a été créé par nations, et dans les relations qu’il cherche à établir entre lui et les singes surtout, il semble porté à conclure qu’on rencontre toujours ensemble une espèce de singe et une de ces nations comme des manifestations diverses d’une même force locale.

Ramenée à ces termes simples, la théorie du professeur de Charlestown n’aurait rien, nous le répétons, qui fût en désaccord avec les idées que nous avons exposées relativement à la race et à l’espèce. Si, sous tous les autres rapports, elle s’accordait avec les données fournies par l’observation et l’expérience, nous nous bornerions à voir en elle une hypothèse ingénieuse, fort difficile à démontrer sans doute, quoique non moins difficile à démentir. Cependant d’une part cet accord n’existe pas, et les opinions d’Agassiz sont en opposition formelle précisément avec les lois de cette partie de la science sur laquelle il croit s’appuyer, avec les lois de la géographie zoologique ; d’autre part, la manière dont il présente l’ensemble de ses opinions, les argumens qu’il emploie pour en démontrer l’exactitude, font de cette doctrine un véritable polygénisme, à peine déguisé par la contradiction que déjà nous avons vue poindre, et qui devient ici frappante. Personne ne s’y est trompé en Amérique, et les disciples de Morton moins que personne. Aussi Nott et Gliddon ont-ils accueilli à bras ouverts l’éminent auxiliaire qui leur arrivait. Le mémoire d’Agassiz figure à la place d’honneur, en tête du grand ouvrage que nous avons eu si souvent à citer et à combattre[2]. À elle seule,

  1. Cette doctrine, indiquée sans beaucoup de détails par Desmoulins, a été développée et généralisée surtout par M. Milne Edwards, qui en a fait, entre autres à l’histoire des crustacés, une application des plus remarquables.
  2. Types of Mankind. Le travail d’Agassiz est intitulé Sketch of the natural provinces of the animal world and their relation to the different types of man. Il est accompagné d’une carte figurant les provinces dont il s’agit, et d’un tableau iconographique représentant la race humaine et les principales espèces animales ou végétales qui caractérisent d’après l’auteur chacun de ses huit royaumes zoologiques.