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plutôt qu’elle ne salua, et d’une voix creuse, donnant à ses paroles une intonation traînante qui les faisait ressembler à un chant à peine rhythmé, elle nous dit : « Je suis la mère de quatre fils et de deux filles, beaux parmi les beaux enfans de Maïda ; trois de mes garçons partent pour aller rejoindre l’envoyé du Seigneur ; le quatrième reste ici pour veiller sur la ville et préparer les armemens, mes filles, mes servantes et moi, nous cousons des casaques rouges, nous effilons la charpie, nous aiguisons les couteaux, nous fondons les balles. Celui que j’ai aimé pendant toute ma vie, que j’ai cousu moi-même dans son linceul, qui fut le père de mes enfans et l’époux que j’avais librement choisi quand j’étais belle, celui-là est au ciel, assis dans la gloire des saints. Toujours il a combattu, souvent il s’est enfui dans la montagne, plus que tout autre il a crié : Vive la liberté ! S’il avait vu ce beau jour, dont mon cœur se réjouit maintenant pour lui, il serait mort de joie ; mais il le voit du haut du séjour divin qu’il habite, et il vous bénit, vous tous qui portez l’humble livrée de l’indépendance ! Vous avez à toujours sanctifié ma maison en y mettant le pied ; le blé croît où vous marchez, la vigne devient féconde quand vous la regardez ; l’esprit de Dieu circule dans vos veines avec votre sang ; vous serez victorieux toujours, toujours ! Vous êtes le droit, et la défaite ne peut l’atteindre ! Il faut que tous se lèvent pour vous suivre : il faut égorger les royaux, les jeter en pâture aux loups de la montagne, brûler leurs palais, éventrer leurs femmes et broyer la tête à leurs enfans ! Nous le devons à nos chers morts qui ont souffert par eux et nous ont légué leur vengeance. Que Dieu m’écoute et m’exauce ! que les Bourbons périssent honteux et misérables ! que leur pain soit de cendres, leur vin de fiel ! que l’or leur brûle les doigts comme du feu ! que la trahison veille à leurs côtés ! que la stérilité frappe leurs entrailles ! qu’ils soient maudits dans cette vie et dans la vie de Dieu ! » Quelques servantes qui redoutaient se signèrent et répondirent : amen ! Je restais saisi, ayant vainement essayé plusieurs fois d’interrompre ce discours terrible, et qui me choquait outre mesure. Elle était calme, soutenue par une haine qui touchait de près à la folie, et semblait, en prononçant ces effroyables paroles, réciter une leçon déjà souvent répétée ; puis, se tournant alternativement vers ses domestiques et vers nous, elle reprit : « A-t-on mené les chevaux à l’écurie ? Qu’ils aient un tonneau d’avoine et de la paille jusqu’au ventre, car ils ont porté les libérateurs ; qu’on prépare un repas, et le meilleur et le plus copieux ! Leurs seigneuries excuseront la pauvreté de ma maison ; telle qu’elle est cependant, elle est à vous, brûlez-la si cela vous plaît ; notre fortune, nos champs, nos greniers pleins, tout est à vous, prenez, prenez ; j’ai maintenant du bonheur pour toute ma vie, puisque