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taciturnes ; ils parcourent les décombres, haussent les épaules, font entendre une imprécation et lèvent le poing vers l’horizon, menace lointaine jetée aux incendiaires. Je me suis assis à l’ombre de ces murailles lézardées que le feu a léchées de ses langues sanglantes, et j’ai senti l’amertume de cette désolation monter dans mon cœur. La vieille femme revient comme invinciblement vers nous, et nous raconte pour la vingtième fois comment « ces fils de chiens « l’ont frappée et ont brûlé la maison. « Où dormir, où manger, comment vivre maintenant ? Les bandits ont mis le feu à tout, à tout ! Il ne reste plus rien ! » En la contemplant, en écoutant ses plaintes, je pensais involontairement à la magnifique comparaison d’Alfred, de Musset dans sa Lettre à Lamartine, et je me répétais :

Il s’assoit à l’écart, les yeux sur l’horizon,
Et regardant s’enfuir sa maison consumée,
Dans les noirs tourbillons de l’épaisse fumée
L’ivresse du malheur emporte sa raison !

Nos peu nombreux cavaliers passent sous les ordres de Caselli, puis deux brigades, celle de Sacchi et celle de Bixio. La vieille femme se jette sur la route et recommence ses lamentations ; les chefs laissent tomber quelques piastres dans ses mains tendues. À un moment, elle semble devenue folle : elle ramasse des cendres brûlantes et les lance dans la direction du nord, en criant des malédictions contre les Napolitains : « Tueurs de femmes, fuyards devant votre ombre, assassins d’enfans, que votre face soit noire ! que vos mains soient rouges quand vous irez dans vos suaires au jugement dernier ! »


IV

Après une heure de repos, nous repartîmes. Il me faut remonter jusqu’au mois d’août 1850, pendant mon voyage sur les bords de la Mer-Morte, pour trouver le souvenir d’une chaleur aussi aiguë. Nous traversons deux lits de rivières qui sortent du fleuve Lamato, mais, d’eau il n’y a point vestige : des cailloux, des cailloux, et quelques pâles bouquets de tamarix. Près d’un de ces ruisseaux de pierres s’étend un petit plateau où hier les royaux ont eu un engagement avec les Calabrais. Les cadavres déjà gonflés de deux ou trois mules indiquent l’emplacement ; une nuée de corbeaux se gorgent de cette chair immonde que les mouches leur disputent. À notre approche, ils s’enfuient en croassant, tournent en vaste cercle au-dessus de leur proie, et se rabattent à la curée dès que nous sommes éloignés.