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suffit ; il se fait vite illusion, et il pense qu’il est délivré dès que les exigences de la civilisation, disparues pour quelques heures, ne sont plus là prêtes à l’étreindre. Que de fois, en me réveillant dans mes nuits de voyage et en voyant le ciel briller au-dessus de ma tête, je me suis cru libre, et j’ai joui des joies puissantes de la liberté ! Ce sentiment était si profond que je bénissais les hasards bruyans qui, en m’arrachant au sommeil, me faisaient ouvrir les yeux vers les étoiles, et me donnaient ainsi conscience de dormir seul et comme perdu sous l’immensité.

Cette indépendance, je la sentais en moi à cette heure dont je parle, mêlé par le fait seul de mon vouloir à une action de liberté, couché sous le ciel sans limite et suivant des yeux les constellations qui gravitaient dans leur lumineuse harmonie. Longtemps je rêvai sans dormir, puis peu à peu le sommeil détendit mes membres et ferma mes paupières. Un son de clairon me réveilla. L’étoile de Vénus, éblouissante, large comme un jeune soleil, apparaissait au-dessus des arbres obscurs. Debout sur une éminence, le trompette sonnait la diane, air triste, langoureux et comme imprégné encore des mélancolies de la nuit. Semblables à des morts qui se lèveraient de leurs tombes, nos soldats se dressaient un à un, étendant les bras et secouant leur dernier sommeil. Un feu s’alluma, puis un autre ; des cris de commandement retentirent ; les bœufs mugissans furent attelés aux chariots ; le clairon jetait toujours aux quatre coins de l’horizon ses notes émouvantes et sérieuses. — Trompette, que sonnes-tu là au-dessus de ces jeunes hommes qui se lèvent ? — Le réveil d’une nation ! la diane de l’indépendance !

Largement rassasiés d’avoine, nos chevaux avaient bonne vigueur. Je pris les devans avec Sandor Téléki. Quand le jour apparut, nous vîmes des montagnes à notre droite, et à notre gauche des marécages herbus qui précédaient la mer. Le golfe de Sainte-Euphémie s’arrondissait, bleu et calme, près de nous sur le rivage plein des tristes souvenirs de 1806. C’est là en effet, entré la petite rivière d’Angitola et le fleuve Lamato, que le général Reynier fut battu, le 4 juillet, par le général anglais Stuart, qui commandait les Napolitains amenés de Sicile. Les suites de cette défaite furent désastreuses ; nous perdîmes momentanément la Basse-Calabre, Reynier put à grand’ peine aller chercher un refuge jusqu’à Catanzaro, et le pays entier se souleva contre nous avec de si cruelles atrocités que le général anglais lui-même, voulant y mettre un terme, promit dix ducats par soldat et quinze ducats par officier français qu’on amènerait sain et sauf à son quartier-général. Les grands propriétaires du pays, soupçonnés de n’avoir pas désapprouvé l’ordre de choses nouveau, furent rançonnés et mis à mort. Joseph