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battre les tambours ou sonner les trompettes pour redonner un peu d’élan aux hommes que la chaleur accable. Les Siciliens chantent, et avec leur blouse en cotonnade rouge bravent sans façon ce ciel ardent qui énerve leurs compagnons de l’Italie du nord. Au bout de la plaine, deux belles collines vertes et ombreuses surgissent tout à coup ; elles sont comme les vedettes de la petite ville de Rosarno, que nous laissons à notre droite pour aller faire notre grand’halte sous des oliviers presque aussi beaux que ceux de Palmi. La nourriture n’était point abondante, et je déjeunai de trois tomates crues. Ah ! le malplaisant déjeuner ! eût dit Gargantua dans sa jeunesse.

Quelques soldats s’étaient répandus dans le bois, marchant sur la pointe du pied, regardant aux branches, et tirant à balle sur d’innocens moineaux qui s’enfuyaient à tire-d’aile. Cette sorte de chasse, fort peu meurtrière, était expressément défendue ; mais il n’est point facile d’empêcher un soldat volontaire de tirer des coups de fusil. J’étais étendu à l’ombre d’un vaste figuier, couché sur un bon lit de tiges de maïs, en compagnie des officiers de la légion hongroise, lorsqu’un Hongrois, tenant par l’oreille un cochon de lait qui semblait bien avoir été récemment assassiné, s’approche d’un air piteux du chef de la petite troupe magyare, le major Mogyoródy[1], et lui dit : « Mon commandant, est-ce que je peux accepter ce joli petit cochon qu’un paysan vient de me donner ? — On ne te l’a pas donné, tu mens ; c’est toi qui viens de le tuer, et tu sais cependant que c’est défendu. — Non, mon commandant, je ne l’ai pas tué ; c’est le paysan qui m’a prié très poliment de l’accepter, et la preuve, c’est qu’il m’a demandé des nouvelles de M. Kossuth. — Comment as-tu pu savoir qu’il te parlait de Kossuth, puisque tu ne comprends pas l’italien ? — Je l’ai deviné à son air gracieux. » La raison était péremptoire, elle fut acceptée, et le petit cochon, enfilé sur une baguette de fusil, fut mis à rôtir, après qu’on lui eut préalablement enlevé la tête, qu’une balle avait fracassée.

Près de nous, derrière un champ de maïs verdoyant, bruissait un ruisseau tout fleuri de baumes et de menthes ; des fougères hautes comme des arbustes croissaient sous les oliviers ; la colline montait en pente douce, couronnée de sa belle verdure ; au loin, les montagnes de l’horizon apparaissaient bleues, semblables à une découpure du ciel. Je serais resté là volontiers tout le jour, sans parler, rêvassant et laissant mon esprit s’en aller dans le grand souffle de la nature ; mais un devoir impérieux m’appelait plus loin, à Mileto, et, abandonnant la brigade, qui devait faire sa halte sous ces ombrages

  1. Depuis lieutenant-colonel après la bataille du Vulturne, où il se distingua spécialement.