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voyageur français, Richard de Saint-Non[1] : « Il semble que par une fatalité attachée à cette contrée, elle ait dû constamment être tenue sous l’empire et le voile de la barbarie. »

Le curé nous trouvait de bonne composition, et s’était graduellement rassuré : nous en eûmes bientôt la preuve, car, lorsqu’on nous servit le café, une petite cuillère d’argent brillait dans chaque soucoupe. On en fit la remarque en riant, et aussitôt le syndic se remit à braire et à s’écrier : « Que vos seigneuries nous excusent ! nous ne sommes que de pauvres gens. » Avant d’aller nous jeter sur les matelas qu’on avait répandus çà et là dans les chambres à notre intention, nous restâmes à causer dans une longue salle d’où nous pouvions suivre du regard les débarquemens d’hommes et de chevaux qui continuaient incessamment au milieu des cris de toute sorte, pendant qu’une brigade couchée sur le sable tachait de larges ombres noires la grève éclairée par la lune. Tout à coup le curé entra avec un air de mystère, fermant soigneusement la porte derrière lui et cachant une lettre dans sa main. À travers mille circonlocutions fort embarrassées, il nous dit qu’il voyait avec peine tant d’illustres seigneuries marcher vers une mort certaine, et qu’il croyait faire son devoir de chrétien en nous communiquant un avis de haute importance qu’il avait reçu récemment. Il nous remit alors la lettre qu’il tenait ; c’était une espèce de circulaire demi-officielle qui avait été sans doute expédiée à tous les prêtres des provinces napolitaines, et par laquelle on les prévenait que, malgré les événemens douloureux qui se produisaient, ils ne devaient pas cesser de prier pour le salut du roi, car saint Janvier lui-même avait daigné apparaître à François II, et lui promettre qu’avant la fin du mois l’armée des suppôts de Satan serait anéantie par la toute-puissance de Dieu. Nous promîmes au curé de ne jamais trahir le secret de sa communication, nous le remerciâmes, et mous allâmes nous coucher.

Le lendemain, au point du jour, j’entrai chez le général Türr pour savoir comment il avait passé la nuit ; il était debout et s’équipait. Comme les moyens de transport nous manquaient encore, et que le pays n’offrait aucune ressource, les ordonnances prirent une barque, y chargèrent notre bagage, et partirent en avant pour aller nous attendre ou nous rejoindre à Palmi. Les soldats, suivant la route qui longe la côte, devaient faire étape jusqu’à Bagnara, et nous, montant à cheval, nous allions les précéder. Tout était confusion dans le village ; les paysans couraient après leurs poules et les vendaient au plus offrant ; de belles filles, passant leurs têtes à la fenêtre à travers

  1. Richard de Saint-Non, Voyage pittoresque à Naples et en Sicile, t. III, p. 162.