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ce qu’il a établi pour l’ensemble, à poser une seconde fois et pièce à pièce ce qu’il a posé tout d’un coup une première fois ?

— Point du tout, car si cela est, répond Mill, le raisonnement ne sert à rien. Il n’est point un progrès, mais une répétition. Quand j’ai affirmé que tous les hommes sont mortels, j’ai affirmé par cela même que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe entière, c’est-à-dire de tous les individus, j’ai parlé de chaque individu, et notamment du prince Albert, qui est l’un d’eux. Je ne dis donc rien de nouveau maintenant que j’en parle. Ma conclusion ne m’apprend rien, elle n’ajoute rien à ma connaissance positive. Elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j’avais déjà. Elle n’est point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les logiciens, le raisonnement n’est point instructif. J’en sais autant en le commençant qu’après l’avoir fini. J’ai transformé des mots en d’autres mots, j’ai piétiné sur place. Or cela ne peut être, puisqu’en fait le raisonnement nous apprend des vérités neuves. J’apprends une vérité neuve quand je découvre que le prince Albert est mortel, et je la découvre par la vertu du raisonnement, puisque, le prince Albert étant encore en vie, je n’ai pu l’apprendre par l’observation directe. Ainsi les logiciens se trompent, et par-delà la théorie toute scolastique du syllogisme qui réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il faut chercher une théorie de la preuve toute positive qui démêle dans le raisonnement des découvertes de faits.

Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n’est point la véritable preuve de la proposition particulière. Elle le paraît, elle ne l’est pas. Ce n’est pas de la mortalité de tous les hommes que je conclus la mortalité du prince Albert ; les prémisses sont ailleurs, et par derrière. La proposition générale n’est qu’un mémento, une sorte de registre abréviatif, où j’ai consigné le fruit de mes expériences. Vous pouvez considérer ce mémento comme un livre de notes où vous vous reportez quand vous voulez rafraîchir votre mémoire ; mais ce n’est point du livre que vous tirez votre science : vous la tirez des objets que vous avez vus. Mon mémento n’a de valeur que par les expériences qu’il rappelle. Ma proposition générale n’a de valeur que par les faits particuliers qu’elle résume. « La mortalité de Jean, Thomas et compagnie[1] est après tout la seule preuve que nous ayons de la mortalité du prince Albert. » — « La vraie raison qui nous fait croire que le prince Albert mourra, c’est que ses ancêtres, et nos ancêtres, et toutes les autres personnes qui leur étaient contemporaines, sont morts. Ces faits sont les vraies prémisses du raisonnement. »

  1. Tome Ier, p. 209, 219, 236.