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et sanglantes auprès desquelles la promenade d’un lion déchaîné n’a que de médiocres inconvéniens. C’est ce qu’en anglais nous appelons un running-a-muck[1].

La sœur de ce misérable, — une sœur qu’il adorait, jeune et jolie créature, ma foi ! — venait de quitter la salle de bains. Il la rencontre dans un couloir, et, fidèle à son vœu, il la poignarde. Survient, aux cris d’un enfant qu’elle portait dans ses bras, un vieux coolie qui nous sert de portier. Il tombe mortellement atteint à côté de la femme assassinée. Franchissant d’un bond les deux cadavres, l’insensé court aussitôt vers la bibliothèque, où mes deux garçons étudiaient sous les yeux de leur mère… J’étais, par bonheur, dans mon cabinet, d’où me fit sortir ce tumulte inusité. Par bonheur aussi, j’avais saisi, de premier instinct, un revolver accroché au bas de mon trophée de chasse. Le bruit de la porte que j’ouvrais avait attiré l’attention du Malais, qui se retourne, et, brandissant son poignard, fond sur moi sans hésiter…

Vous conviendrez sans doute qu’il était permis d’être ému, et je ne nierai pas que mes mains tremblaient un peu au moment où j’expédiai une première balle à ce fantôme hideux qui venait de m’apparaître ainsi tout à coup. De là vint sans doute qu’au lieu de lui brûler la cervelle, je lui cassai l’épaule tout simplement. Encore était-ce l’épaule gauche, et il n’était pas désarmé ; mais le second coup, je vous prie de le croire, porta plus juste. Mon fanatique le reçut en plein cœur, et, la face en avant, vint tomber à mes pieds. Je lui assénai alors sur la tête, pour en finir, deux ou trois bons coups de crosse… Mais je crois que c’était là un vrai luxe de précautions…

— Je le crois aussi, répliquai-je.

Ce soir-là, il ne fut plus question de chasses entre l’intrépide capitaine et son indigne élève. La lune s’était levée sur l’esplanade où les belles ladies dans leurs équipages armoriés, les élégans cavaliers sur leurs hacks pur sang, les vieux nababs dans leurs palkies tendus de soie, venaient se disputer quelques bouffées d’air frais saturées de beaucoup de poussière. Allagapah nous prévint que le boghey attendait à la porte du club, et je lui dus, je crois, d’échapper à une dissertation in utroque dont l’ours et le cheetal, le buffle et la chickarah, le bison et le paharee, le chien sauvage, l’ibex, le sambur, — et que sais-je encore ? — eussent fait les frais.

Je la vis sans trop de regrets, — le faut-il avouer ? — remise à des temps meilleurs.


RALPH GREENALL.

  1. Mot à mot : courir à la façon d’un Mohawk. Le nom de cette tribu sauvage a été donné proverbialement, comme on sait, aux enfans perdus, aux désespérés du crime et du meurtre.