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visible, et d’ailleurs à chaque buisson pendaient quelques lambeaux de vêtemens, turban, ceinture, qui nous conduisirent à un endroit au-dessus duquel voltigeaient quelques corbeaux. Notre malheureux Gholam était là, dévoré à moitié. Nous avions dû, la nuit, passer à quinze yards tout au plus de la place où il gisait. Certain, si on l’y laissait, d’avoir barre sur la tigresse, qui ne manquerait pas de venir achever sa proie, je mis en œuvre toutes les ressources de mon éloquence pour obtenir de nos gens le sacrifice de leurs préjugés religieux en matière de sépulture. Malgré tout ce que je pus dire, ils voulurent enterrer le cadavre. On tint ensuite conseil sur la meilleure manière de tuer la tigresse. Le mokassee et les gens du rajah voulaient s’en tenir à la méthode du mechaun ; moi, j’aurais préféré m’embusquer au bord de l’étang où elle venait d’ordinaire se désaltérer, et près duquel j’avais fait attacher un de mes jeunes bœufs, non celui qui avait été si miraculeusement sauvé, mais un autre, de couleur noire, et désigné par cette robe de deuil à son rôle tragique. Seul de mon avis, il fallut céder, et j’eus à m’en repentir.

À trois heures du soir, nous allâmes nous installer dans le mechaun, mes deux shikarees, le kullal et moi. Mes fusils étaient appuyés devant moi contre l’espèce de cloisonnage en branches qui nous servait de rideau. Injonction formelle à mes shikarees de ne pas bouger. Nous étions à douze pieds de terre ; mais on a vu, à vingt et même vingt-deux pieds, des chasseurs qui se croyaient bien retranchés enlevés par le bond d’un tigre. Aussi notre kullal jetait-il des regards assez piteux sur le sentier par lequel la tigresse devait descendre. La voici effectivement, au bout d’une demi-heure ; à sa vue, mon sang commence à bouillir. Eh quoi ! une bête pareille, à peine un peu plus grande qu’une panthère, se permettre de venir enlever à ma barbe un de mes cavaliers !… En plaine, et sur un cheval éprouvé, je l’aurais chargée à la lance, tant cette petite furie à l’allure féline m’inspirait de haine et me semblait impardonnable. En face de nous était le ravin qu’elle avait suivi la nuit précédente ; elle y descendit, reparut sur l’autre pente, et fixa son œil ardent sur le buisson à côté duquel elle avait laissé le cadavre. Puis, glissant toujours et du ventre rasant la terre, elle arriva derrière un gros arbre, à soixante yards de nous environ. Je m’étais promis de ne la tirer qu’à coup sûr, quand elle viendrait immédiatement au-dessous de nous ; bientôt sa tête, posée de trois quarts, déborda le profil de l’arbre qui me la cachait, et je vis d’abord un de ses yeux ; puis l’autre, qui mêlaient leurs regards aux miens. Nous nous contemplâmes ainsi fixement pendant au moins vingt minutes ; que n’aurais-je pas donné maintenant pour être à pied, en face d’elle, avec un point d’appui pour ma carabine ! Je me sentais sûr et certain de