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les deux heures. Sur une chaise, auprès de mon lit de camp, mes deux carabines doubles étaient posées, et autour du point de mire, qui, dans l’obscurité, ne se voit plus, j’avais collé à la cire un petit fragment de l’ouate la plus blanche : petite pratique que je prends la liberté de vous recommander en passant. Au surplus, je connaissais trop les brusques allures du man-eater pour compter qu’il me laisserait le temps de le tirer ; mais, en cas d’attaque, j’aurais d’abord fait feu, dans n’importe quelle direction, avec mon fusil à un coup, de gros calibre, et portant double charge de poudre. Une détonation un peu forte étonne le tigre, qui souvent lâche alors sa proie. Si du premier élan et du premier coup il ne l’a pas tuée, on peut la tirer d’affaire. Les cris, les sifflemens des langours perchés sur la lisière du bois, à deux pas de notre camp, nous tinrent éveillés toute la nuit. Ce sont les babouins de l’Inde, hauts de cinq pieds à cinq pieds et demi. Ils habitent les montagnes, mêlés aux tigres et aux panthères, dont ils épient et dénoncent la marche avec une singulière ténacité, ne les perdant jamais de vue et les accompagnant partout où, sautant d’une branche à l’autre, ils peuvent le faire sans péril. Que d’animaux et d’hommes ils sauvent ainsi I Aussi, ne vous en déplaise, c’est cas de conscience que de tuer un langour.

L’aurore, que j’attendais avec anxiété, parut enfin. J’enlevai mes mires de coton, et, réveillant mes hommes, je partis sans délai pour l’endroit où mon bouvillon était lié. Le kullal ou cabaretier dont je vous ai parlé nous servait de guide, et en même temps de porteur d’eau. Nous n’avions pas fait deux cents pas qu’un rugissement épouvantable nous déchira les oreilles. « Wuh hai !… le voilà !… murmurait en frissonnant le pauvre villageois… Voilà notre maître à tous !… » Et il avait bonne envie de gagner du pays. « Si vous fuyez, lui dis-je, vous êtes perdu. Passez derrière nous !… » Et je plaçai en avant mon fidèle Mangkalee, dont la vue est excellente. La mienne, dans le crépuscule, me trompe souvent.

Arrivés à des rochers du haut desquels nous dominions l’affût organisé la veille, j’arrêtai Mangkalee, et, passant devant lui, je regardai mon pauvre bouvillon, que sa peau blanche me fit reconnaître, gisant par terre, mort en apparence. Mangkalee, malgré ses bons yeux, le crut comme moi, et me le dit à l’oreille. Nursoo était un peu en arrière, à notre gauche. Soixante yards tout au plus nous séparaient de la pauvre bête, dont nous épiions le moindre mouvement, tout en guettant le tigre, qui ne devait pas être bien loin. Tout à coup la queue du bouvillon me sembla bouger, et Nursoo, imitant du doigt le mouvement qu’elle avait fait, m’indiqua ainsi que je ne m’étais pas trompé. En même temps il passa parmi nous comme un frisson électrique. Nous venions tous d’apercevoir le tigre