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se présente. Donc on grogna beaucoup dans les cafés et dans les casernes de Messine.

Notre curiosité et notre anxiété avaient été éveillées au plus vif par la prise de Reggio, et l’éternelle question : Que va faire Garibaldi ? fut répétée plus de cent mille fois dans la journée, et chacun naturellement y répondait en proposant son plan, car c’est encore un des caractères distinctifs des armées, que chacun y a un plan, qui est toujours le meilleur. J’avoue cependant que je n’en avais pas : j’attendais, je savais que je ne devais franchir le détroit qu’en compagnie du général Türr, je faisais un appel incessant à ma patience, bien que, comme les autres, j’eusse fort voulu avoir déjà passé.

Cette journée du 22 août, qui à son début nous avait secoué le sang par la grande nouvelle qu’elle nous apportait, s’écoula pour moi sur la terrasse de je ne sais plus quelle auberge établie dans un des grands palais qui, debout sur le quai de Messine, font face au détroit et à la Calabre. Armé d’une énorme lorgnette marine que j’avais, tant bien que mal, accommodée entre deux pierres sur la balustrade, je regardais sans relâche vers les rivages italiens. La longue côte, bleuie par l’éloignement, profilait sa grève appuyée à de hautes montagnes, et où brillaient çà et là des groupes de maisons qui sont des villages. Alta-Fiumara se taisait, et Torre-Cavallo, et Scylla aussi, la bavarde forteresse que d’habitude enveloppait toujours la fumée des canons. Au sommet du fort de la Lanterne, dans la citadelle de Messine, le télégraphe semblait pris d’épilepsie ; il allait, il venait, il remuait, il tournait, il se démenait, il se démanchait, faisait des zigzags en l’air, anguleusement, par soubresauts, et gesticulait comme un homme près de se noyer. Nul vaisseau napolitain n’apparaissait à la mer, où couraient les moutons blancs chassés par le vent du nord sur les humides et bleus pâturages. La croisière napolitaine, si active hier encore, semblait s’être envolée. Les feux insurrectionnels étaient éteints sans doute, car nulle fumée ne poussait vers le ciel son noir tourbillon. Du côté du Phare, immobilité complète ; tout y paraissait endormi, nos canons et notre armée. Le long de la grève calabraise, parmi les arbres qui verdoient sur les pentes de la montagne, à côté d’une tourelle ronde qui est un moulin, un petit fort ou un télégraphe, j’apercevais des troupes d’hommes qui marchaient, puis s’arrêtaient, puis reprenaient leur route. De quelle couleur était leur uniforme ? Rouge ou bleue ? La distance m’empêchait de la distinguer, et sous le soleil éclatant je ne voyais que le miroitement des baïonnettes. Des gens à cheval passaient, allant vite et comme portant des ordres. Quelquefois je fermais mes yeux fatigués, je m’absorbais tout entier à prêter l’oreille ;