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des puces, donnait un bal à tous les sujets de son empire ; je me rappelle le bruit cadencé d’une patrouille qui passa dans la ville, et c’est tout. Au point du jour, nous étions remontés à bord. Pendant que le bateau appareillait, car il avait jeté ses ancres pour n’être point entraîné par les courans, qui sont rapides en cet endroit, j’aperçus la ville de Melazzo groupée au fond d’une baie et défendue par un solide fortin assis sur une langue de terre qui commande à la fois la mer et le rivage ; de belles verdures pâles montaient en gradins touffus le long d’une colline que le soleil levant argentait de ses premiers rayons. J’étais las : je me roulai dans mon burnous, je m’étendis sur un banc et je m’endormis.

Quand je me réveillai, nous doublions une plate et longue bande de sable terminée par une tour ronde blanchie à la chaux : c’était le Phare, et nous étions arrivés. Les ancres déroulèrent brusquement leurs chaînes, et nous mouillâmes à l’endroit le plus resserré du détroit. En face de nous s’élevait la Sicile, « à l’ombre de l’Etna ; » à notre gauche, Messine brillait comme une ville blanche et rose ; à notre droite, la Méditerranée évasait sa vaste nappe bleue ; près de nous, la petite ville du Phare, couchée sur le rivage, à l’abri de ses batteries, retentissait du bruit des tambours et des clairons. Derrière nous, c’était la Calabre avec ses immenses et abruptes montagnes, en haut desquelles fumaient des feux qui étaient des signaux insurrectionnels ; le long de ses rivages, et hors de la portée des canons de notre armée, passaient et repassaient sans cesse deux frégates napolitaines dont les doubles tuyaux inclinés chassaient dans le vent de sombres vapeurs. En face du Phare, près d’une crique couverte de sables blonds, s’élève un rocher conique surmonté d’une forteresse qui semble faire corps avec lui : c’est Scylla. L’antique malédiction des dieux semble défendre encore le monstre, car c’est non loin de Scylla que Paul de Flotte est tombé ! En 1844, j’avais déjà traversé ce détroit de Messine, où je jetais l’ancre en août 1860. J’étais alors tout gonflé de ces fortes illusions dont l’écroulement successif nous fait tant regretter notre jeunesse éteinte ; tout me semblait beau, j’avais pour les aspects de la nature des admirations qui me transportaient. Un coucher de soleil derrière des collines, un golfe bleu cerné d’une rive ombragée, une ville blanche endormie dans une alcôve de verdure, un minaret au bord d’un étang, me plongeaient dans des ravissemens infinis qui à cette heure m’ont abandonné, hélas ! et pour toujours. Je regardais froidement ces côtes siciliennes, ces montagnes calabraises, que j’avais contemplées avec une sorte de recueillement religieux. Si l’homme que j’étais autrefois avait rencontré l’homme d’aujourd’hui sur ces mêmes rivages qu’ils ont foulés tous les deux, je ne sais pas s’ils se seraient reconnus. Qu’aurait pu répondre l’un au qui vivv de l’autre ?