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Tu arriveras dans l’île de Trinacria, où paissent les bœufs et les grasses brebis du soleil ; si tu les attaques, je te prédis la perte de ton navire et de tous tes compagnons ! » O filles de Phœbus et de Nérée, gardiennes des troupeaux sacrés, Lampétie et Phaétuse, où donc étiez-vous, lorsque ce bœuf argenté, ravi à vos étables, vous appelait à son secours dans un dernier mugissement ?

Pendant que je rêvassais, emporté par des souvenirs d’antiquité surgissant à chaque aspect du rivage, j’entendis chanter vers le gaillard d’arrière ; je m’y rendis. Écouté par les matelots, au milieu de ses officiers, en face du capitaine anglais, qui le regardait bouche béante, Garibaldi chantait. Ce n’était alors ni le dictateur, ni le général en chef d’une armée révolutionnaire ; c’était un bon compagnon qui profitait de ses loisirs pour se réjouir avec ses amis. Un jeune homme vêtu de la chemise rouge lui donnait la réplique avec une agréable voix de ténor. Garibaldi lui indiquait les airs qu’il désirait entendre, les fredonnait pour les lui rappeler, et au besoin les lui chantait quand il ne les savait pas. C’était une scène très simple, toute fraternelle, et d’une bonhomie peu commune. On essaya, mais assez vainement, quelques airs d’opéra, et, par la pente naturelle qui mène les esprits droits vers les choses d’un caractère vraiment original, on en vint aux chansons populaires. C’est ainsi que j’entendis Garibaldi chanter la belle romance napolitaine :

Io t’amo, tu le sai,
Ma tu non pensi a me !

Je pus le contempler à mon aise et admirer la vigueur que la nature a mise en lui. Il est d’une taille moyenne, large des épaules et porté sur des jambes solides. La main est forte, dure comme si elle avait subi jadis d’âpres fatigues ; le cou est musculeux, et la nuque charnue est cachée par de longs cheveux blonds où se mêlent quelques fils d’argent. Le front, naturellement très haut et qui paraît d’autant plus élevé qu’il est dégarni, donne à tout le visage une sérénité colossale et pleine de charme. Les sourcils, très abondans, abritent des yeux d’un bleu barbeau, qui sont d’une inconcevable douceur. Le nez, large, droit, ouvert de narines mobiles et puissantes, s’abaisse sur une grosse moustache qui couvre à demi la bouche bienveillante, un peu épaisse et légèrement sensuelle ; la barbe fauve, rejointe aux moustaches, couvre une partie des joues et le menton. Le type général du visage est celui du lion, calme et sûr de sa force, qu’il n’emploie qu’à la dernière extrémité. Dans ses instans d’abandon, et ils sont fréquens chez cette forte nature, il a d’inconcevables douceurs et comme des coquetteries d’aménité ; dans la colère, il a des soubresauts terribles, et il sait faire trembler jusqu’au