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peu sur ce point. Je voulus lui prouver qu’il est en effet des situations sociales où la science même est entravée par la superstition, l’hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l’indifférence des gouvernans et des gouvernés. Il haussa légèrement les épaules.

— Ces entraves-là, dit-il, sont des accidens transitoires dans la vie de l’humanité. L’éternité s’en moque, et la science des choses éternelles par conséquent.

— Mais nous, qui n’avons qu’un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à ce point notre parti ? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans aucun effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d’ardeur ?

— Oui certes ! s’écria-t-il : la science est une maîtresse assez belle pour qu’on l’aime sans autre profit que l’honneur et l’ivresse de la posséder.

Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer notre reprise d’amitié par une discussion. J’étais d’ailleurs très fatigué. Je n’attendis pas que son compagnon le savant fût revenu de sa promenade, et je remis au lendemain l’honneur de lui être présenté.

Mais le lendemain j’appris qu3 M. de Valvèdre, qui se préparait depuis plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du Mont-Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses arrangées et le temps très favorable, avait voulu profiter d’une des rares époques de l’année où les cimes sont claires et calmes. Il était donc parti à minuit, et Obernay l’avait escorté jusqu’à sa première halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et de sa part on me priait de l’attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices, vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre. Sachant que j’étais fatigué, on n’avait pas voulu me réveiller pour me dire ce qui se passait, et j’avais dormi si profondément, que le bruit du départ de l’expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne m’avait causé aucune alerte.

Je me conformai aux désirs d’Obernay et résolus de l’attendre au chalet, ou, pour mieux dire, à l’hôtel d’Ambroise ; tel était le nom de notre hôte, excellent homme, très intelligent et majestueusement obèse. En causant avec lui, j’appris que sa maison avait été embellie par la munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n’étant pas très éloignée, il s’était arrangé pour y avoir à